• (I WILL TATOO YOUR HEART) L’encre qui caresse l’épiderme halé, s’insinue sur le grain de la peau, celle qui grave la vérité et les souvenirs sur la chair, imprégnée de la saveur des épreuves endurées, affrontées. Les prénoms cachés au sein des dessins parfois colorés, les peines, les douleurs, les ersatz de bonheur qui se dissimulent dans les formes et les déliés qui n’ont de signification que pour elle, derrière leur beauté. L’encre qui raconte le vrai et tait le faux, tue les apparences et étrangle les mensonges jusqu’à ce qu’ils suffoquent et rendent leur dernier soupir à l’orée de sa peau. Pour qu’elle se rappelle et s’accroche à quelque chose, quand elle s’immerge trop profondément dans la tromperie et qu’elle peine à regagner la surface, à ce rappeler qui elle est –qui elle est vraiment. Une ancre concrète, qu’elle a passé des années à effacer derrière le maquillage, pour se protéger, pour préserver sa couverture, pour ne pas souiller le sens qui habite chacune de ces esquisses délicatement tracées sur son corps marchandé. • (TASTE OF FREEDOM) La liberté, celle qui se ressent de manière si puissante qu’elle semble indestructible et inviolable, celle qui donne envie de rire et de pleurer, celle qui rend ivre et fou, elle n’existe que sur le dos d’un cheval pour Aaliya. Ce coup de cœur de fillette qui se rassasiait de vieux feuillons de cow-boys sur le petit écran du salon au retour de l’école, qui trainait sa mère jusque dans les centres équestres pour aller caresser les doux naseaux qui venaient curieusement quérir sa petite main d’enfant (et la potentielle friandise qui devait se blottir contre cette paume toute menue), a peu à peu évolué en passion dès l’instant où elle a pu se hisser en selle pour la première fois (le premier poney s’appelait Apple, elle s’en souvient encore). Et ça ne l’a jamais quittée. C’est resté en son âme comme une cicatrice –mais certainement la plus jolie, de loin celle qu’elle préfère et chérit comme un trésor, comme un secret qui n’appartient qu’à elle, qu’aucun ne saurait lui ravir. Même dans les mensonges, même dans ses autres vies, elle n’a jamais pu taire cet amour inextinguible. Cette chaleur si belle qu’elle éprouvait contre ses doigts en caresses délicates sur les encolures qu’elle flattait ensuite, cette beauté qui n’aurait supporté aucune comparaison à ses yeux, à son cœur, dans le regard de cet animal majestueux qui donnait tant d’amour sans même en avoir conscience, dans les muscles qui roulaient sous les robes luisantes, soumis à l’effort. Cette odeur si rassurante quelque part, qui lui insufflait des sourires si grands qu’ils en devenaient impossibles à calmer ou effacer, éclats chatoyants d’un bonheur inaltérable. Cette complicité indescriptible. Le fracas des sabots battant le sol avec régularité qui a longtemps hanté ses rêves, la poursuivait autrefois jusque dans son sommeil, alimentant les espoirs chimériques, jusqu’à ce que la réalité les étouffe eux aussi. • (HICKSTEAD) Un petit mètre soixante au garrot, un caractère affirmé, un coup de saut splendide, ravissant à regarder. Un cavalier Canadien sur le dos et l’or au bout des sabots. Cet étalon Bai qui survolait les barres d’obstacle en sauts généreux a galopé pour les rêves d’Aaliya pendant des années, concentré de talent et d’une complicité remarquable avec son partenaire. Il n’était plus question de supporter une patrie, mais ce couple merveilleux à ses yeux, dont elle prit un plaisir incommensurable à suivre l’évolution après les jeux panaméricains de 2007. Ces petits moments égrainés dans le temps, qui n’appartenaient qu’à elle, où elle pouvait se surprendre à rêver encore un peu en les voyant évoluer sur les carrières au quatre coins du monde –un tout petit peu. Jusqu’à voir l’étalon bai vaciller sur ses jambes et s’écrouler, précipitant son cavalier au sol, dans l’incompréhension générale. Les images à jamais gravées sur ses rétines, ce coup au cœur d’une brutalité sans pareille en constatant qu’il ne se relevait pas, jusqu’à la nausée et l’envie de cracher ses boyaux quand les commentateurs annoncèrent qu’il ne se relèverait plus. Plus jamais. • (KAYA – I’LL SEE YOU WHEN I FALL ASLEEP) Sa mère. Le seul parent qu’elle ait connu. Son modèle de courage et de persévérance, qui s’est tuée au travail pour pouvoir l’élever, à des milliers de kilomètres de chez elle. Certains auraient pu interpréter son départ d’Inde comme une fuite pure et simple, de la lâcheté, mais Aaliya a toujours eu le plus grand respect pour le choix de sa mère, qui s’est sacrifiée pour elle. Tomber amoureuse d’un étranger, d’un touriste Américain de passage en dépit de toutes les conventions sociales et les traditions qui la tenaient dans un carcan, c’était peut-être l’insouciance de la jeunesse –elle avait à peine vingt-et-un ans à l’époque-, l’appétit pour ces yeux sombres dont Aaliya a hérité et qui respiraient l’ailleurs, autre chose quand cette prison invisible à laquelle la société la condamnait –elle bafouait déjà tant de préceptes inculqués en voyant cet homme dans le dos de ses propres parents. Mais en tombant enceinte, Kaya amenait un déshonneur encore bien plus grand sur sa famille aux revenus modestes, qui avait déjà fourni des efforts monstrueux pour la garder, avec toutes les charges futures que cela impliquait pour eux. Abandonnée par cet amour qui l’avait nourri de bien trop d’espoirs et de rêves, un embryon de vie au creux des entrailles, elle savait terriblement bien ce qui l’attendait si ses parents l’apprenaient. Elle a choisi de garder Aaliya, alors elle a fui, fui vers un pays où sa situation ne serait une honte et un affront pour personne. Elle a laissé derrière elle tout ce qu’elle connaissait, tout ce qui constituait sa vie, son passé, son futur. Aucun amant pour l’accueillir à l’aéroport –tout ce qu’il demeurait de lui, c’était cette somme conséquente d’argent (et suspicieuse) qu’il avait laissé derrière lui à son attention, et la vie qui petit à petit grandissait dans son corps. Aucune main tendue pour l’aider à s’installer, obtenir les papiers nécessaires. Aucune présence rassurante pour l’accompagner à la première écographie, la réconforter quand le mal du pays se faisait trop intense, apaiser ses doutes et ses incertitudes face à l’avenir. Elle était complètement seule –et n’était-ce pas courageux d’être parvenue jusque-là dans ces conditions ? Puis elles furent deux. Et Aaliya n’a jamais réellement ressenti un quelconque manque en grandissant, parce qu’elle avait toujours vécu ainsi –même quand ses camarades s’inquiétaient de l’absence d’un père, même quand les commères du quartier chuchotaient sur leur passage. C’était leur petite famille, un peu maigre peut-être, pas très conventionnelle certes, mais qui avait finalement toujours suffi à Aaliya. C’était elles deux contre le reste du monde, dans cette complicité mère-fille qu’elles avaient noué, dans cet équilibre qu’elles s’étaient construit à deux. Jusqu’à ce que son modèle vacille. Jusqu’à ce que la maladie creuse les joues de sa mère, jusqu’à ce qu’elle dévore son énergie. Et pourtant, elle souriait toujours, elle trouvait encore la force de rassurer sa fille, même quand les rares médecins qu’elles pouvaient payer se répandaient en inquiétudes. Au début, Aaliya ne s’était pas douté de ce que cela allait entrainer, elle n’avait pas réellement compris, trop jeune encore. Le coût des traitements, la réserve d’argent laissé par un inconnu à ses yeux qui diminuait trop vite, bien trop vite. Elle avait commencé à chercher un second travail pour pouvoir payer seule ses cours du soir à l’université, et ainsi délester sa mère de cette dépense-ci, mais elle avait dû vite se rendre à l’évidence : leurs économies fondaient comme neige au Soleil, à une vitesse vertigineuse. Sa mère commença par refuser de prendre certains médicaments, son état empira sensiblement. Et même si Aaliya ne voulait pas la décevoir, elle arrêta tout d’abord l’équitation, bien trop onéreuse, puis les cours pour pouvoir travailler encore plus, avec l’espoir naïf de pouvoir les reprendre plus tard, quand sa mère irait mieux. Mais elle n‘allait jamais mieux. Et il n’y avait rien de pire que de la voir dépérir petit à petit et pourtant s’acharner jours après jours à aller travailler, s’épuiser un peu plus. Puis Aaliya rencontra Ana, une trentenaire blonde qui trainait derrière elle une réputation aussi douteuse que sulfureuse, dont elle n’osa se méfier, le cœur affolé par un simple sourire sur les lèvres qu’elle ne pouvait s’empêcher de contempler d’un air un peu coupable à chaque fois que l’inconnue (qui devint une amie) lui parlait. Elle trouva un certain réconfort dans cette voix qui disait vouloir l’aider, ces doigts qui prenaient le temps de sécher ses larmes d’impuissance et de peur parce qu’elle ne s’autorisait à craquer qu’une fois seule, et bien loin de la maison, de crainte que sa tristesse ne pèse encore plus sur les épaules déjà si frêles de sa mère. Elle se laissa charmer par ces yeux chaleureux contre sa peau, par les possibilités qui s’esquissaient dans les promesses murmurées au creux de son cou dénudé. Aveuglée par les sentiments brûlants qui l’assaillaient dès que la chevelure blonde inimitable entrait dans son champ de vision lorsqu’elle travaillait dans la petite échoppe du fleuriste du quartier, les filaments d’or que ses doigts tissaient encore et encore avec une dévotion sans failles. • (LOLA – WHEN THE SUN GOES DOWN) Et ce fut ainsi que Lola naquit, contre la peau si pâle d’Ana en comparaison à la sienne, entre les cuisses de neige, contre ces lèvres délicieuses aux promesses trop belles. Lola dont Ana façonna l’assurance et l’expérience avec une main aussi délicate que celle d’un virtuose sur l’archet de son instrument. Lola, fragile créature de la nuit aux courbes voluptueuses qui faisait couler l’argent à flot une fois élancée sur la barre de pole-dance, s’effeuillant petit à petit sous les regards toujours avides de plus de peau révélée par les lumières tamisées. Lola, la perle raffinée qu’Ana ne consentit qu’à offrir à ses clientes tout d’abord, un peu comme si un reste de jalousie et de possessivité l’agrippait à l’idée de la voir entre les bras d’autres qu’elle, avant que son avis ne flanche pour quelques clients particulièrement généreux, les petites exceptions à la règle qui purent goûter à l’exotisme capiteux de cet être de luxure qu’elle avait si bien travaillé, à la force de ses conseils chuchotés pour guider la caresse des lèvres et des doigts délicats, au sons de ses propres gémissements d’extase. Et Aaliya ne résista pas, ne se rebiffa pas. Parce que les billets à foison lui permettaient d’offrir un traitement plus complet à sa mère qui reprenait vie, chatoyait à nouveau de ses couleurs naturelles. Parce qu’il n’y avait rien de plus doux que le regard fier d’Ana lorsque cette dernière la contemplait, parce qu’il n’y avait rien de plus beau que l’amour que cette dernière gravait à même sa peau en baisers qui ne réclamaient jamais Lola, mais bien celle qui se cachait si pudiquement derrière le masque de la catin. C’était tellement plus facile d’être une autre, de prétendre ne plus être elle quand les mains étrangères remodelaient sa peau, quand les voix des habitués qu’elle avait peu à peu appris à connaître et reconnaître s’éraillaient en plaintes saturées par le plaisir. C’était tellement plus aisé de fuir ainsi, d’oublier que quelque part entre les mains délicates qui l’avaient caressé avec tant d’attention et de tendresse la première fois, celles qu’elle continuait d’adorer ingénument, et les hommes qui s’insinuaient un peu trop violement entre ses cuisses ouvertes, elle avait sacrifié toute innocence, vendu sa virginité comme s’il s’agissait d’un bien quelconque et sans importance. C’était tellement, tellement moins douloureux d’être Lola, celle qui aimait pour quelques heures, une nuit peut-être, l’épiderme vierge chaque soir pour le bon plaisir de ceux qui la souillaient bien plus profondément, et de ne plus penser à toutes ces fois –de plus en plus rares avec l’habitude- où elle avait envie de cracher ses tripes sur le sol tant elle se sentait sale, dégoûtante, et qu’elle se noyait un peu plus dans les étreintes d’Ana pour taire cette sensation poisseuse et dégueulasse. • (AND YOU SHALL KNOW THE TRUTH AND THE TRUTH SHALL MAKE YOU FREE) Et il y eut cette inconnue à la chevelure de blé au milieu de la foule d’habitués, un soir de Décembre. Impossible de manquer son regard si grave, le charisme qu’elle dégageait au sein de ce troupeau de mâles en rut, alors que Lola se faisait papillon s’émancipant de la prison de sa chrysalide de vêtements. Lola n’a pas été très surprise qu’Ana la remette aux soins de cette nouvelle venue, la gratifiant d’un regard qui signifiait clairement qu’elle devait donner le meilleur d’elle-même –elle semblait tellement moins réticente à la laisser aux mains féminines, elle qui choisissait avec une attention toute particulière ses clients masculins, certes généreux, mais si rares, si peu nombreux. La blonde respirait l’assurance, et certainement un soupçon de danger dans ses yeux si graves, dépourvus de toute étincelle de désir. Lola s’est trouvée brusquement déstabilisée, le temps de quelques secondes à peine, avant de se glisser dans le mécanisme des gestes qu’elle connaissait sur le bout des doigts en une mélodie improvisée pour chacun. Apprendre le corps de l’autre pour deviner son état d’esprit, pour savoir ce qui lui ferait plaisir, c’était ce qu’elle faisait. Peut-être que l’inconnue n’avait jamais connu de femmes après tout. Peut-être était-elle un peu trop timide derrière cette façade de sérieux que Lola chercha à ébrécher tout en délicatesse, les doigts volages mais pas inquisiteurs, la proximité tentatrice mais non invasive, le regard plongé dans celui de l’autre femme, la voix calme et chaleureuse visant à mettre la cliente à l’aise, la faire parler un peu pour la pousser à se détendre, à se sentir en confiance. Tatiana. Jolie Tatiana au regard glacé qui se craquela finalement sous l’incandescence du désir, délicieuse Tatiana au souffle un peu trop court s’échouant contre les lèvres de Lola alors que la main de cette dernière glissait très doucement sur la cuisse nue de la blonde sous la robe écarlate, y guidant les doigts un peu trop crispés qui finirent par fuir le contact des siens pour se poser sur le sternum de la prostituée. Sublime Tatiana à la peau si douce et délicate sous sa paume caressante qui s’aventurait lentement vers l’intérieur, jouant avec les limites, les tutoyant pour savoir quand reculer, et quand s’en affranchir. Puis les mots qui tombent de cette jolie bouche comme un couperet, qui éloigne Lola comme si elle avait brusquement été brulée. Le plaisir qui s’éteint comme une bougie soufflée par une bourrasque de vent dans le regard de l’autre femme au visage soudainement si fermé et l’identité qu’elle débite avec une habitude cinglante. CIA. Les informations dangereuses qui s’emmêlent aux propositions tentantes, alors que Lola laisse soudainement place à Aaliya, terrifiée par le cours que prend la discussion, l’envie incandescente de fuir qui consume ses instincts, et pourtant les mots trop beaux qui la heurtent et l’ensorcèlent sans qu’elle ne puisse se défaire de leur emprise, de ce regard porté sur elle et qui la voit. Vous pouvez aider votre pays. Vous pouvez sauver votre mère. Quelques jours à peine pour réfléchir –mais au fond, la décision était déjà prise, dès que la promesse d’un meilleur traitement pour sa mère eut franchi les lèvres de l’agent. Ce ne serait que l’affaire de quelques mois, un an tout au plus, Tatiana le disait elle-même. Elle n’aurait qu’à se laisser un peu aller à l’étreinte de ce client qu’elle connaissait bien à présent, lui faire miroiter une histoire sordide et triste, suffisamment pour le toucher et le persuader de l’emmener avec lui. Elle n’aurait qu’à écarter les cuisses pour lui et prétendre aimer cela –ce qu’elle faisait déjà, finalement. Prétendre l’aimer, lui, pour lui arracher quelques confessions sur l’oreiller, pour pouvoir tendre l’oreille et écouter en silence. Elle devrait quitter sa mère, quitter Ana, mais ce ne serait que l’affaire de peu de temps finalement. Et cela s’arrêterait là, n’est-ce pas ? • (ASHA – BOULEVARD OF BROKEN DREAMS) Nouvelle identité pour une autre vie fictive. Asha, la catin à la triste histoire. Asha, la fille de joie qui s’éprend un peu trop fort de son client, de sa cible –Jackson. Asha qui se glisse dans les draps en mimant aimer cela, qui charme tout en sourires retenus et en silences esquissés, qui finit par se faire emporter par le riche homme d’affaires –celui qui selon la CIA, finance des opérations terroristes, celui qu’elle découvre peu à peu dans l’intimité, celui dont Asha tombe irrémédiablement amoureuse. Affichée à son bras comme une délicieuse compagnie, pour flatter les apparences, pour séduire ceux qu’il côtoie dans son monde de richesses et d’opulence. Mais toujours pute finalement, celle qui se cache dans les draps et l’anonymat, et pourtant celle à laquelle il revient toujours, celle qu’il soumet à ses petits jeux malsain de domination parce qu’il sait qu’elle ne lui refusera rien –il est son sauveur, son regard à elle n’est qu’amour et reconnaissance quand il vient quémander son étreinte dans ce palace doré où il l’enferme symboliquement. Asha, trop éprise pour réagir, trop formatée à obéir pour comprendre l’étrange syndrome de Stockholm dont elle est atteinte pour celui qui se dresse en geôlier de sa vie, alors qu’elle ne dépend plus que de ses désirs, alors qu’elle ne vit plus qu’à travers ses attentions ou presque. Mais derrière Asha, Aaliya demeure, horrifiée, de plus en plus incertaine de voir où tout cela va la mener alors que les semaines s’amoncellent en mois, puis en années, qu’elle se perd de plus en plus dans cette identité qui n’est pas sienne, qu’elle se surprend parfois à trouver des excuses à l’homme qu’elle finira par conduire en prison ou à la mort, qu’elle continue de rassasier son agent référent d’informations et de répondre à ses requêtes à chaque fois un peu plus risquées –mettre un micro dans un téléphone, voler les datas sur un PC égaré, dresser l’oreille contre les portes closes. Et si la CIA avait trouvé en elle un informateur au potentiel indéniable, pourquoi Jackson n’en aurait-il jamais fait de même ? A nourrir Asha de sentiments réciproques pour l’aveugler un peu plus, à faire en sortes que tous ses désirs soient comblés –il avait même aménagés l’écurie de chevaux de course qu’il possédait pour acquérir des chevaux de sport et des professionnels, afin qu’elle puisse monter-, lorsqu’il l’avait gentiment poussée dans les bras d’un investisseur étranger, puis de certains de ses contacts qu’elle savait potentiellement liés à des activités terroristes, elle n’avait pas su dire non, endormie par de belles promesses d’amour et d’exclusivité alors qu’il usait tout simplement d’elle. Et elle avait récolté petit à petit les informations qu’il désirait –et celles qu’elle fournissait aussi à la CIA-, à la seule force de ses charmes et de son habilité à redevenir Lola comme si elle ne l’avait jamais quittée. Et tant pis si elle se perdait un peu plus chaque jour, si le matin en se contemplant dans le miroir, elle peinait à reconnaître son reflet, si s’ensevelir sous les mensonges et les apparences lui donnait l’impression d’être aussi sale que monstrueuse. Tant que sa mère pouvait vivre. • (TATIANA – I THINK IF I GAVE YOU MY HEART, YOU WOULD TREAT IT TENDERLY) Son agent, sa protectrice. Celle qui avait nourri son âme de promesses trop belles pour même oser s’inscrire dans une quelconque réalité, celle qui était parvenu à la capturer, et la garder. Encore et encore. A coup de sourires rassurants et de jolis mots enjôleurs, en lui jurant qu’elle gardait ses arrières, que rien ne pouvait lui arriver, en lui assurant qu’elle pouvait y arriver, qu’elle était assez forte et maligne pour –regarde comme nous avançons grâce à toi, tu aides tellement de gens, Aaliya. A coup de chantages à peine voilés, quand Aaliya venait à douter, à reculer, à émettre des objections un peu trop bruyantes –si tu lâches maintenant, je ne suis pas sûre que mes supérieurs pourront encore payer pour les traitements dont ta mère a besoin…. Son unique attache, son accroche à sa vie d’avant, son ancre. La seule qui la connaisse vraiment, avec qui elle pouvait ne plus être Asha, même si c’était juste pour quelques minutes volées à la course sans fin du temps. Celle qui la ramenait toujours sur le chemin lorsqu’elle s’égarait, celle qui séchait les larmes invisibles sur ses joues, celle qui lui redonnait espoir et courage malgré tout, malgré la fatigue, malgré l’usure. Celle à qui elle pouvait confier ses craintes et ses rêves qui s’effondraient un peu plus chaque jour, lui offrant toute sa confiance, sans demi-mesure. Celle qu’elle chercha à connaître, à découvrir aussi, creusant les vérités derrière les trop nombreux mensonges protecteurs. Celle qui la voyait, au delà d’Asha, au-delà de Lola.Le cœur qui flanche, Aaliya ne l’avait pas prévu. La chute, elle ne l’avait pas vue, pas même réellement ressentie avant de heurter violement le sol de la réalité et s’y éclater en petits morceaux –d’y perdre son âme, surtout. Peut-être parce que l’attachement s’était construit si doucement, maille par maille, qu’elle ne l’avait compris que trop tard. Peut-être qu’au fond, cela rendait les ordres plus faciles à accepter, à exécuter. Peut-être que Tatiana avait compris bien avant elle, et qu’elle l’avait manipulé avec cette poigne experte qu’elle exerçait sur elle, des doigts de magicienne et sa langue de sirène. Et Aaliya était consciente qu’elles n’iraient jamais au-delà de leur relation professionnelle –ou du moins, pas aussi loin qu’elle l’aurait désiré. Que c’était naïf et stupide d’espérer être quelque chose de plus qu’une mine d’informations humaine dans les yeux de l’agent. Que c’était d’autant plus dangereux de se laisser avoir par les sourires et les gestes qui dérapaient un peu parfois, qui laissaient entrevoir la possibilité d’un plus entre elles. Qu’elle allait juste finir encore plus blessée qu’elle ne l’était déjà, parce que Tatiana ne vivait que par et pour son travail, et que mince, jamais elle ne serait plus à ses yeux que ça –un travail. Malgré les mots doux, malgré les étreintes restées chastes, malgré cette voix dont elle pouvait retrouver les intonations apaisantes dès qu’elle se sentait trop mal, qui parvenait toujours à apaiser ses peurs, bercer son cœur épris. Malgré les rares éclats d’humanité dans son regard trop glacé, trop habitué à l’horreur, trop habité par les mensonges. • (JACKSON – IT TAKES A MONSTER TO DESTROY A MONSTER) La cible. Celui qu’Asha adulait, celui qu’Aaliya aurait dû voir comme un monstre, un lâche, un meurtrier par procuration –mais cela aurait été trop simple, trop facile. Parce que Jackson était tout simplement humain. Parce que derrière la manipulation se cachait malgré tout de la tendresse et de l’attention, parce que derrière l’argent se dissimulait des convictions, le désir brûlant de défendre un peuple qu’il pensait injustement opprimé. Cela aurait été trop simple s’il n’avait été qu’un énième fanatique, complètement aveuglé par sa foi en une cause qu’il défendait corps et âme derrière ses apparences de riche Américain sans histoire qui se contentait de gérer son argent et de l’investir aux moments propices. Cela aurait été trop facile s’il n’avait pas eu, par moments, cette facette de doux gentleman dans l’intimité, s’il se contentait juste d’user d’Asha comme d’un corps et non d’une âme, s’il n’avait pas cette tendance certaine à donner sans compter pour les hôpitaux et la recherche, les enfants aussi, riche mais pas égoïste. Il était puissant, il avait une vie dont bon nombre auraient rêvé, un entourage de personnes influentes et impliquées dans les affaires ou politiquement parlant, mais il était surtout terriblement et invariablement seul, sans personne à qui réellement se fier, et il avait finalement trouvé en ceux qu’il aidait une famille, des frères, des sœurs, un groupe auquel appartenir et se dédier. Et il l’avait trouvée, elle. Qu’est-ce que cela faisait du tissu de mensonges dans lequel Aaliya se parait à ses côtés, pour le tromper ? Qu’est-ce que cela faisait d’elle, à le manipuler bien plus habilement qu’il ne le faisait, lui qui pensait tenir la barre sans se méfier, s’accrochant à des sentiments qui n’étaient qu’un écran de fumée ? Finalement, elle n’était guère meilleure que lui, et c’était peut-être aussi pour cela qu’il la touchait malgré tout, malgré la réalité ignoble que ses agissements masquaient. • (CAN’T YOU SEE I’M SICK OF FIGHTING ?) Huit ans. Huit ans à vivre dans les mensonges, à s’engoncer dans la peau et les pourtours d’une autre. Huit ans. C’est long, huit ans. Bien trop certainement. Et elle atteignait le point de rupture. Tout simplement. Mais les larmes et les plaintes, les supplications et les prières, c’était bien trop peu pour émouvoir Tatiana. La même mélodie apprise par cœur, répétée encore et encore, les doigts qui cajolent ses joues humides, la voix qui s’insinue jusqu’à son cœur trop soumis, trop épris, trop écorché pour résister aussi. Et cette chaleur mêlée à la sienne. Alors Aaliya comprit ce qu’elle avait refusé de voir pendant si longtemps. Elle comprit que sa détresse n’y ferait rien, que si elle laissait faire, le lendemain, elle retrouverait Jackson à son retour de voyage d’affaires, et qu’elle reprendrait la mascarade à nouveau, sans savoir quand viendrait la fin, sans savoir si seulement il resterait encore quelque chose d’elle quand la CIA n’aurait plus besoin de ses services, quand on l’arracherait à cette vie qui n’était pas tout à fait la sienne, la rendant à ce quotidien qui n’était déjà depuis longtemps plus le sien. Alors que lui restait-il ? Fuir. Disparaitre. Ne plus jamais laisser ni Jackson, ni Tatiana lui remettre la main dessus. Ce soir-là, elle redevint un peu Lola, mais surtout, elle laissa son cœur s’exprimer, l’exposant aux blessures dont elle ne mesurait qu’à peine les conséquences. Elle fracassa les résistances de Tatiana, elle fit taire la prudence de l’agent sous l’empreinte de ses lèvres insatiables, jusqu’à ce que les protestations trop faibles de cette dernière se transforment en gémissements de plaisir, jusqu’à ce que ses mains trop timides qui hésitaient farouchement entre la repousser et la rapprocher un peu près osent apposer les cicatrices de leur toucher indescriptible sur sa peau nue. Jusqu’à ce qu’elle s’abandonne à l’étreinte dans le froissement des draps, qu’elle en oublie son propre prénom sous les assauts si bien calculés de la brune. Jusqu’à ce que ses paupières ne se referment sur son regard à la glace définitivement fracturée, lourdes de sommeil et d’un épuisement langoureux. Et Aaliya eut toutes les peines sur monde à combattre son envie de vomir sa honte, parce qu’elle savait terriblement bien qu’elle venait à son tour de manipuler la blonde, et qu’elle se dégoûtait d’en arriver à une telle extrémité alors que l’autre femme semblait enfin commencer à laisser son masque se fissurer, alors qu’elle avait bien perçu le parfum d’un désespoir palpable dans son étreinte brûlante de passion –l’empreinte sentiments qui faisaient timidement écho aux siens, et qu’elle avait souillés, salis, abîmés. S’armant de discrétion, elle avait fouillé le plus silencieusement possible la petite chambre d’hôtel qui accueillait leurs rencontres clandestines et professionnelles depuis moins d’une semaine, avant de dénicher ce qu’elle cherchait. De l’argent. Et des papiers, les siens, ceux que l’autre femme avait préparé au cas où les choses tournaient mal et que son informateur devait disparaître. Elle ne laissa qu’un message derrière elle, avant de fermer la porte sur cette part de sa vie. N’essaye pas de me retrouver, s’il te plait. • (AALIYA – YOUR LIFE IS A SERIES OF HIT-AND-RUNS) Asha devint Aaliya Abelson. Née à Los Angeles un onze Septembre, Américaine d’origines Indiennes jusqu’au bout des ongles. Les premières semaines, elle vécut tout juste, incapable de respirer tant la paranoïa la mettait à cran, la poussait à se méfier même des chauffeurs de bus, l’empêchait de dormir sereinement. Elle savait terriblement bien que la retrouver ne serait pas difficile pour Tatiana –elle était celle qui avait façonné sa nouvelle identité, mais surtout elle la connaissait trop bien pour ne pas avoir une petite idée de ce qu’elle allait faire, d’où elle se rendrait. Aaliya avait travaillé assez longtemps avec elle pour savoir qu’elle ne manquait jamais de ressources, et que son intelligence aiguisée en faisait un agent terriblement efficace. Alors Aaliya s’attacha à prendre le contrepieds de tout ce qu’elle aurait fait par réflexe –comme préférer les villes qu’elle connaissait déjà, au sein desquelles elle avait séjourné pendant un temps avec Jackson, Jackson dont elle devait aussi fuir les sbires, qu’elle avait également trahi. Elle se jeta dans l’inconnu avec la terrible impression de suffoquer, sans repère, sans défense, sans rien, animée par la sensation vertigineuse et angoissante de s’offrir au vide sans parachute. Elle s’immergea dans les foules, préférant aller de grandes villes en grandes villes –là où elle ne passerait que pour une énième anonyme- dans un ordre erratique, sans réussir à trouver ce qu’elle cherchait –à vrai dire, elle l’ignorait elle-même. Elle se contenta des transports en commun, s’enterra dans les motels sans identité, ignora le désir brûlant et plus qu’urgent d’aller retrouver la tombe de sa mère pour au moins y déposer quelques fleurs (ils la chercheraient là-bas en premier), s’y recueillir –emportée par la maladie des années plus tôt, fait qu’on lui avait si longtemps caché pour qu’elle continue de s’accrocher, de croire qu’elle se battait pour sa famille, avant que Tatiana ne consente à lui dire dans une énième manipulation, pour la persuader que ce qu’elle faisait pour son pays aurait rendu sa génitrice si fière d’elle, de ce qu’elle aurait accompli. Et Aaliya l’avait cru, comme à chaque fois, peut-être parce que la vérité faisait finalement bien trop mal, peut-être parce que la seule pensée que sa mère soit morte seule, qu’elle n’ait jamais pu lui dire au revoir, lui retournait les tripes et révulsait son estomac, ne laissant que ce dégoût amer qu’elle nourrissait pour elle-même –elle avait abandonné sa famille. Cette fuite, c’était aussi l’occasion de prendre de la distance, et faire le terrible constat de tout ce qu’elle avait laissé derrière elle pendant ces huit dernières années. Tout ce qu’elle avait perdu et abandonné. Tout ce qu’elle n’était plus. Et le soir, frigorifiée, emmitouflée dans la couverture trop fine, à contempler un énième plafond grisâtre tâché de moisissure, elle n’avait que trop de temps pour réfléchir à tout ce qu’elle avait fait pour en arriver là. Pour finalement trahir. Pour se rappeler la honte poisseuse comme le sang, pour se souvenir de toutes ces fois où elle avait acquiescé, accepté, s’enfermant dans la peau d’une autre pour se convaincre que cela ne la touchait pas, qu’elle était protégée derrière l’armure. Mais tout cela n’était qu’illusions, illusions dont elle s’était bercée pendant tant de temps qu’elle avait fini par y croire. Croire qu’elle pourrait reprendre sa vie là où elle l’avait arrêtée en commençant à travailler pour le gouvernement, croire qu’être ainsi exploitée ne finirait pas par la détruire complètement, lui voler son identité. Alors elle prit la fuite. • (ELINOR – SHE NEVER SEEMED SHATTERED ; TO ME, SHE WAS A BREATHTAKING MOSAIC OF THE BATTLES SHE’S WON) New-York, c’était une bonne idée. Elle n’avait mis les pieds qu’une fois ou deux à Manhattan, et c’était si grand, si peuplé, que s’y faire oublier devait y être plus facile qu’ailleurs. Peut-être un peu trop grand, justement. Et elle était complètement perdue entre les silhouettes des hauts buildings, entre toutes ces vies qui grouillaient dans les rues toujours bruyantes, comme une touriste étrangère débarquant soudainement sur le territoire Américain. Puis il y eut l’éclat d’une chevelure dorée –un coup au cœur si violent quand elle crut qu’il s’agissait de Tatiana, la peur et le plaisir si fermement agrippés à ses entrailles- puis celui d’un sourire inconnu, qui ne se répercutait que trop faiblement dans ce regard si sombre. Vous êtes perdue ? Ça n’avait pas été plus compliqué que ça, une main tendue pour l’aider à s’y retrouver, à se familiariser un peu avec la ville. Et Aaliya ne parvint pas à se méfier. Peut-être aurait-elle dû. Si seulement son cœur ne s’était pas soudainement mis à galoper à bride abattue dans sa poitrine, à l’écoute de cette voix au timbre rassurant, dans l’étreinte de cette présence qui avait quelque chose d’intimement sécurisant –la blonde respirait une assurance fracassante, inébranlable dans sa démarche si droite, son regard si franc qui la transperçait. Elinor. Et sa guide d’un jour devint celle d’une semaine puis deux, lui faisant découvrir la ville et ses recoins moins touristiques et plus cachés, sa population aux multiples cultures, l’informant sur les endroits qu’il valait mieux éviter la nuit et ceux plus sûrs où elle n’aurait pas grand-chose à craindre. Aaliya s’en voulut de lui mentir, de colorer sa propre histoire de la suie des mensonges, alors qu’elle prenait tant de plaisir à découvrir petit à petit la blonde, à lui offrir une place dans cette vie à l’équilibre instable qu’elle construisait pierre par pierre. Il y avait quelque chose de dangereusement délicieux à apprendre à faire confiance à la militaire, à éprouver sa présence et ses regards énigmatiques, à tenter d’esquisser doucement qui elle était réellement, derrière l’uniforme qui même enlevé semblait lui coller à la peau comme une carapace indestructible. Il y avait quelque chose de dangereusement intense à se découvrir sous ces yeux obscurcis par trop de souffrances latentes, à la laisser s’approcher ainsi de ce qu’Aaliya était vraiment –même si elle-même ne savait plus vraiment-, à se redécouvrir dans ces prunelles embrasées par un guerre interne bien trop déchirante, bien trop meurtrière. Et l’attirance comme une brûlure un peu trop profonde, un peu trop douloureuse pour n’être que cela, pour ne pas aller chercher les sentiments endormis au creux du cœur, derrière tous ces regards appuyés, ces sourires partagés, les gestes qui dérapaient un peu parfois, derrière leur proximités qui s’écorchaient un peu trop brusquement par moments. Puis petit à petit, Aaliya sentit Elinor s’éloigner, comme un rêve qui lui échappait lentement, qui se faufilait entre ses doigts, brume impossible à retenir, à conserver, à préserver. Impuissante et terriblement inquiète. Pourtant, elle s’acharna à insister, dans un refus borné de ne pas l’abandonner, parce qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas –elle le savait, elle le sentait au creux de ses entrailles. La blonde s’effaça tout doucement de son quotidien, comme une blessure qui cicatrise avec le temps pour finalement ne laisser aucune trace sur la peau. Jusqu’à ce qu’Aaliya apprenne qu’Elinor se trouvait à l’hôpital. Le refus auquel elle se heurta en se rendant sur place, prétextant faire partie de la famille lointaine, lui fit l’effet d’un coup de poing dans le plexus solaire, à éjecter tout l’air de ses poumons. Sauf qu’elle ne consentit pas à courber l’échine, abandonner leur danse, et laisser Elinor partir. Pas encore une fois. Elle attendrait. Elle attendrait le temps nécessaire, lui rappelant juste qu’elle ne l’avait pas oubliée (jamais), essayant de lui faire comprendre à travers les vêtements qu’elle prit un soin tout particulier à lui choisir pour que son ami blond les lui amène à l’hôpital, et dans cette photo qu’elle donna à ce dernier à son attention, qu’elle n’était pas seule, qu’elle n’avait pas à affronter ça en solitaire. Que même si la brune n’avait jamais ni connu l’armée, les frères d’armes, le sang, la guerre, elle serait présente pour lui offrir son soutien, comme Elinor l’avait fait ce jour-là en l’abordant, en lui offrant sa main, son aide, en brisant son armure de solitude construite de mensonges comme pour lui souffler qu’elle n’avait plus à fuir à présent. • (LES TROTTOIRS) En arrivant à New York, Aaliya avait tout juste de quoi payer un mois de loyer dans une chambre de bonne minable, mais elle s’y résigna sans parvenir à regretter l’opulence des chambres auxquelles Jackson l’avait habituée. Elle s’aventura à chercher du boulot, s’y acharna chaque jour en regardant avec angoisse l’échéance qui s’approchait toujours un peu plus et la condamnerait à la rue. Sans diplôme, sans aucun savoir-faire, bien trop vieille pour prétendre aux boulots pour étudiants mal rémunérés mais qui auraient pu faire l’affaire. Elle croisa un soir une prostituée battant le trottoir, et elle se résigna à la solution de facilité, à faire ce qu’elle avait toujours su faire : ouvrir les cuisses pour les autres, donner du plaisir et simuler l’amour. Elle qui n’avait jamais connu les trottoirs, à New-York ou ailleurs, s’habituer à cet environnement hostile ne fut pas une chose facile, tout comme essayer de se constituer une clientèle alors qu’elle préférait les rues moins dangereuses des beaux quartiers où la concurrence était particulièrement rude, à celles du Bronx où son appartement se trouvait. Les premiers mois furent particulièrement compliqués et éprouvants, mais elle trouva finalement un certain équilibre, jouant sur les deux pans de sa vie comme elle le faisait autrefois –Aaliya le jour, et la sulfureuse Lola la nuit, aux bras des clients de tous horizons. • (MAKE THEM WONDER HOW YOU’RE STILL SMILING) Le soleil au creux des lèvres, à toute heure de la journée, de la nuit. Un sourire contre la fatigue endurée, pour affronter la honte âcre dans la gorge, le dégoût de soi qui lacère les entrailles comme un animal affamé. Un sourire pour contrebalancer les incertitudes et les doutes trop furieusement nourris par la peur d’être retrouvée, que la vie dont elle tente laborieusement de construire les fondations branlantes soit à nouveau rasée sans hésitation aucune. Un sourire comme un coup fracassant asséné à la vie, pour lui faire comprendre qu’elle a fini de se soumettre à sa réalité, que même si elle fuit encore et encore, même si les rêves sont morts et enterrés, même si elle a laissé les espoirs sur la chaussée, elle a cessé de se fuir elle-même et elle essaye de façonner son avenir incertain malgré tout. Un sourire pour se prouver que quelque part en elle, dans le chaos de ses différentes identités, dans le sang versé par Asha, les larmes trop souvent tues de Lola, la méfiance douloureuse d’Aaliya, il y a toujours une part d’elle, une part de vrai. Un sourire pour les autres, ceux qui semblent parfois en avoir perdu la force ou l’envie, pour leur insuffler un peu de vie. Un sourire pour se retrouver. Pour se raccrocher. Un sourire quand d’autres lèvent le poing, quand certains baissent les armes. • (THERE IS NOTHING LEFT, NO FORTRESS TO DEFEND) Aaliya ne sait plus vivre sans son armure de mensonges. Elle s’y cache, s’y réfugie comme s’ils pouvaient la protéger –et surement le font-ils, ils la protègent de ceux qu’elle craint et fuit, mais malheureusement jamais d’elle-même. Ce bouclier de méfiance, c’est une énième cicatrice infligée par toutes ces années à prétendre, à être Asha, à être Lola, à se mentir, à se bercer d’illusions, à croire à des mensonges aussi, à trop de belles promesses fracassées, truquées dès les premiers instants. La plus moche, et certainement celle qui ne se refermera jamais vraiment. Et pourtant, elle ne garde pas que des blessures de ce temps-là, mais aussi une curiosité que Jackson l’a si souvent poussée à cultiver, elle qui avait arrêté les études bien trop tôt, quelques bases de self-défense inculquées par Tatiana qui ne la voulait pas sans défense sur le terrain, une aisance à lire le comportement des gens parfois, qu’Ana a tant travaillé avec elle pour qu’elle apprenne à satisfaire les besoins des clients. Ces choses qui font partie d’elle-même, et dont elle ne sait plus réellement que faire –est-ce que c’est toujours elle ou celle qu’ils ont tous voulu qu’elle soit ?