(A)Il se réveille la nuit parce qu'il entend un gamin hurler ses terreurs nocturnes et se rendort en s'apercevant que ce n'est que dans sa tête que ce môme fantasmagorique existe. Il le voudrait pourtant, oh, tellement. Il veut son messie à lui, tenir dans ses bras un corps encore chaud de la matrice maternelle, qui gueulerait de tout ses poumons pour signaler au monde entier qu'il est là, maintenant. Mais il ne l'a pas. Et peut-être qu'il ne l'aura jamais, parce qu'il y a trop de « si » dans les fondations sableuses de ses envies. Et si il était aussi pourri que son propre père. Et si, il finissait par se lasser de son enfant comme un bébé d'un jouet. Et si... (B) Il parle pas trop, Narcyz. Il ne s'agite pas trop non plus. Il pourrait être un colosse paisible mais il a les mains trop rudes pour qu'elles ne fassent que caresser et la gueule trop sombre pour se fendiller d'un sourire. Et il n'y a besoin que d'une seconde pour que les doigts se fassent poings. Il pense, avant de frapper. Il se demande toujours si cela en vaut bien la peine, de montrer les crocs et de mordre. Mais pourquoi se retenir, quand il pense que la violence est légitime ? Peut-être parce qu'il aime bien ça, au fond, avoir les phalanges éraflés, le rouge dans les rigoles de sa peau et le cœur qui bat sous l'adrénaline comme un tambour de guerre. (C) Il a les encres noires sous la peau, la chair gonflée sur des cicatrices absurdes, autant de stigmates qui gravent son corps et qui resteront éternellement là en sifflant des malédictions. Il ne se souvient plus de leur apparition, peut-être parce qu'elles rôdaient déjà autour de lui à sa naissance. Mais maintenant il veut une vie normale, Narcyz. Quelque chose dans la monotone moyenne, un peu d'amour, un peu de haine, beaucoup d'ennui. Il préfère s'emmerder un peu que d'être une carcasse vide à déambuler entre des putes et un couteau, la tête en lambeaux et le cœur dans le caniveau.Parfois, ça le démange. Il suffirait d'un masque pour cacher les traits et il pourrait avoir de la verdure, dans son porte-feuille. Pour l'instant, il n'a pas cédé. Pour l'instant. (D) Il est pas si con que ça mais les bouquins, ça l'avait jamais intéressé. Il savait rien et il s'en foutait. C'est pas utile ces conneries quand on est un crachat des boyaux noircis de la ville. Mais quand il a finit par s'extirper de là, il a vu que du noir subsistait la grisaille monotone dans sa tête, alors il a pris un livre. Puis deux, trois, quatre. Il lit tout et n'importe quoi, la poésie et la philosophie, les romans à la con et les fables religieuses. Il comprend pas tout, à dire vrai. Mais lentement le gris dans sa tête se colore avec des jolies phrases. (E) Dans la famille, il n'y avait que papa à écouter. Que papa à satisfaire. Narcyz menait peut-être la danse de la fratrie, mais c'était papa qui décidait de la mesure. Qu'est-ce que c'est con, un gamin. Toute son enfance, toute son adolescence, il a hoché la tête avec les yeux brillants d'envie de bien faire le mal. Il a mis du temps, à devenir un bout d'humain tout seul, sans les liens carnivores du père dans sa tête. Il a mis du temps à arrêter de merder mais pas avant d'avoir laissé Freddie dans le caniveau comme une ordure. C'était la loi des plus forts. Ou la loi des plus lâches. La dernière image qu'il a de son p'tit frère, c'est un gamin apeuré au fond d'une ruelle. Le pire ? Ce salaud de Narcyz ne s'en est même pas voulu. Au moins, pas à l'époque. (F) Narcyz aime bien les clébards, les gros tas qui peuvent arracher un bras d'un claquement de mâchoire, aussi fort qu'un homme et aussi instable qu'eux. Mais il y a la cicatrice sur la joue d'Irenka, un bourrelet de chair pour rappeler qu'une gamine c'est rien face à un molosse. Alors il en a plus jamais pris, de clebs. A la place, il a récupéré une boule de poils au fond d'un carton, un truc trop petit et trop mignon pour les battoirs de ses mains, à moitié crevé par le froid. Il en a eu pitié et voilà que maintenant il un parasite qui lui traîne dans les jambes, à foutre des poils partout, baptisé le Chat ou connard quand l'humeur lui en prend. Peut-être qu'Irenka préfère les chats. (G) Il a fait cent conneries qui auraient dû l'enfermer à vie dans des murs gris, avec juste un bout de ciel bleu lézardé de fer pour lui rappeler le monde extérieur. Il a détruit des choses, volé des trucs, menacé des innocents, frappé des gars, il en a peut-être même tué un ou deux. Mais la vie est une pute seulement envers ceux qui ne le méritent pas et pour Narcyz elle a écarté les cuisses sans lui demander une seule pièce. Il a pas vraiment pris son pied mais au moins le tarif n'était pas élevé. Il n'a vu la violence de la prison que pour le vol d'une stupide caisse, un moteur et des bouts de tôle qui lui ont valu deux ans à se coltiner un lit trop dur, des douches trop froides et des connards en manque. Pas un seul ne l'a touché, de ces enfoirés, et ceux qui ont essayé ont craché leur sang et leur dents avec l'eau sale de la douche. Ouais, il en a peloté un ou deux, mais c'était Narcyz qui décidait. Jamais les autres.(H) Il aime sa fratrie. Ou au moins les deux qui restent. Narcyz a jamais l'intention de les laisser tomber, pas comme il l'a fait avec Freddie. Mais parfois il a envie de claquer Ur, de lui encastrer la tête dans le mur parce que si pour le plus grand, le paternel n'est plus qu'un spectre, pour le cadet il est encore un zombie, bien en chair, bien en os. Papa reviendra pas. Papa reviendra jamais, et c'est tant mieux. Alors pourquoi il s'acharne encore, Ur ? (I) Prendre des pincettes, c'est pour les faiblards, les abrutis et les gamins. Ceux qui en ont besoin valent pas mieux non plus. Narcyz déteste les victimes qui se complaisent dans leur marasme, les chouineurs geignant aux pieds des autres, toutes ces bandes de castrats trop maigrelets pour réussir à se tenir droit sur leurs jambes et qui partent au premier coup comme de la fumée au vent. Il y a toujours des coups dans la gueule, pour tout le monde. Personne ne traverse la vie avec des clous plantés aux coins des lèvres pour que le sourire soit éternel et les autres s'en contrecarrent bien des larmes, tant que ce n'est pas les leurs. (J) Il est venu au monde profanateur, sans trouver le sacré dans tout ce qu'il saccageait. Maintenant, il s'est mis un Seigneur hypocrite dans le cœur, peut-être pour se faire peur et s'empêcher de blasphémer, peut-être pour avoir une entité à qui parler, seul dans sa tête. Dieu, c'est qu'un ami imaginaire. Un psy qui ne répondra jamais. Narcyz croit pas vraiment qu'un type tout blanc a construit l'univers mais ça dépend des jours. Parfois ça fait du bien de croire qu'on est là pour quelque chose et que la vie n'est pas qu'un hasard qui s'arrête brusquement pour nourrir des asticots. (K) Quand il était gamin, il n'a jamais vraiment réfléchi au métier qu'il voudrait faire en étant grand. Son CV c'était rien de plus que les cicatrices sur la peau et l'encre en-dessous et les gardes à vues entre un pochtron et une pute trop vieille pour demander plus de dix dollars. Quand on l'a soudainement jeté dans le monde réel, c'était un clébard sans son os, tout juste capable de mendier pour qu'on lui jette des miettes. Un vieux a bien voulu le prendre dans son garage et le former tout en le payant une bouchée de pain et maintenant il est mécano, les mains dans le cambouis et les ongles en permanence noircis. (L) Il n'a pas assez d'argent pour rêver d'ailleurs. Son avenir se limite à cette ville et ce quartier, son berceau et son tombeau. C'est pas si grave, au moins il n'est pas le clodo avec la bouteille dans un sac en plastique, ou le gamin avec trois trous rouges dans le cœur. Le Bronx c'est le monde entier, et quand le bruit le rend malade il se perd dans le métro jusqu'à la mer et s’assoit sur le sable avec une cigarette au bec. Il reste là deux ou trois heures, à contempler le cosmos bleu qui ronronne sous ses yeux, à compter les étoiles de l'écume. Puis il retourne à sa terre routinière, son coin de monde encapsulé dans un univers trop lointain. (M) Il a les cheveux trop longs, des cernes trop noirs, la barbe en vrac et la dégaine d'un roi clochard qui n'a plus en guise d'armée que ses poings nus. Sur le dos, il a éternellement les mêmes fringues qui tournent en boucle : un jeans, un teeshirt ou un pull trop large quand il fait froid, aux pieds des godasses pour casser des dents, encore du jeans, parfois du cuir, pour recouvrir le tout. Dans le sac, toujours le paquet de clopes et le poing américain, parce qu'on ne sait jamais. (N) A ce qu'il paraît, les gonzesses le trouvent joli. Il y en a qui veulent une étreinte pour un soir, d'autres qui aimeraient bien que ça dure un peu plus longtemps. Narcyz en a déjà aimé quelques unes, mais l'amour a fini par flamber entre leurs doigts comme une brindille. Il ne sait même pas s'il a vraiment envie d'aimer, d'avoir quelqu'un dans son lit à la nuit et au jour, un bout d'humain à qui il devrait offrir ce qu'il a dans la tête. Toutes ses envies et ses pulsions, ses rêves rouges et la violence qui le tiraille, c'est bien mieux corseté entre ses deux oreilles. (O) Narcyz n'aime pas s'emmerder avec des camaïeux. Il a beau vouloir laisser reposer les balles et le sang, il reste un salaud égoïste, rarement altruiste. De temps en temps, il veut bien tendre la main et offrir un peu de son temps, mais il y a toujours quelque chose qui serine dans sa tête que c'est lui contre les autres. Cynique et blasé, l'humanité est pour lui une masse grouillante de corps et de mots visqueux, un anonyme permanent dont il n'a pas vraiment à se soucier pour y arracher ce qu'il veut.