Sur les épaules de son père, le monde paraissait si vaste. Il n’y avait ni peur, ni adversité, la vie était douce et appréciable comme elle devrait toujours l’être pour une petite fille telle que Jagger. L’école était loin, les punitions aussi… et même si elle savait que bientôt sa mère rentrerait à la maison et que la sanction tomberait, le petit minois de l’enfant rayonnait. Peu importait les bêtises et les insolences dont elle avait encore fait preuve. Peu importait les centaines de lignes qu’elle devrait copier, les unes après les autres. Son père la tenait sur ses épaules, et cette fin de journée serait parfaite. Simplement parce qu’enfin, il était là. Le ciel au-dessus d’elle tournait alors que son paternel s’amusait à virevolter, puis à courir dans tous les sens pour semer sur son chemin les éclats de rire de sa fille, encore petite malgré ses 6 ans. Les bras en l’air, Jagger semblait vouloir toucher ce ciel qui absorbait alors toute son attention, et tournoyait, tournoyait encore ! Plus vite papa plus vite ! Et le père s’exécutait sans un mot, juste dans un rire qui lui aussi signifiait beaucoup. Les yeux rieurs, il finissait presque en titubant par l’agripper par le t-shirt pour la faire tomber de son trône de fortune. Épuisé, il la tenait un instant par les épaules, l’observait. Il semblait détailler le visage de sa fille pour toujours en connaitre les moindres détails.

Et puis, soudainement, le jeu reprenait. Le jeu reprenait, la course aussi, et Jagg’ d’instinct, filait à toute allure dans le jardin pour éviter de se faire attraper. Son père lui laissait toujours de l’avance, toujours. Et puis soudainement, refermait ses bras sur elle pour l’emprisonner dans les chatouilles. Et elle riait. Ce même, si plus loin sur le palier la silhouette revêche de sa mère se dessinait. D’un regard pourtant, il savait faire comprendre à sa moitié qu’il n’était pas encore l’heure de gronder leur fille et de la priver des jeux et des moments de complicités si rares entre eux. Oui, car son père, comme pour toutes les petites filles, était le plus parfait des pères.


Ou, le plus parfait des menteurs…

Assise dans l’escalier, ses genoux cognant l’un contre l’autre, Jagger observait sa mère sans oser se faire remarquer. Cette dernière cherchait un endroit par où commencer. Dans ce désastre, ce parfait chaos, il n’y avait plus de lumière pour la guider. Ni elle, ni sa fille.  Et maman semblait éteinte. La lueur dans ses yeux était désormais réduite à néant, sa fougue, sa fierté, sa grâce. Il ne restait absolument plus rien. Uniquement le malheur, qui creusait ses traits. Et elle dérivait seule vers l’orage. Jagger elle, la regardait faire des cartons, pleurer, se lamenter jusqu’à en frapper sur les murs et se blesser les mains. Il y avait quelque chose de très étrange à voir sa mère agir ainsi. C’était comme regarder la télé. Cela semblait réelle et pourtant tellement loin. Tellement impossible ! La force d’une personne ne pouvait pas disparaitre en quelques heures… hein ? Jagger avait beau être âgée, elle serra son lapin en peluche contre elle, seul compagnon et témoin de cette déchéance qu’elle ne comprenait pas. Pourquoi est-ce que tout cela arrivait ? Pourquoi papa avait-il une autre famille ? C’était impossible… Lui qui était si fort et si gentil. Toujours là quand sa fille avait de mauvaises notes, pour la préserver des punitions trop sévères qui la menaçaient. Qui était toujours à échafauder des plans pour s’échapper avec elle, ou lui rapporter un chocolat quand elle en était privé, une fleur quand son cœur de petite fille était meurtrie pas ceci, ou cela.

Maintenant, il n’y aurait sans doute plus de fleurs, plus de ciel tournoyant, plus de chatouille ou d’ourson en chocolat. Parce que papa, son papa… n’était finalement pas le meilleur des pères du monde. Mais au contraire, le plus épouvantable de tous. Parce qu’il avait toujours mentit, et qu’il n’était pas son père à elle, mais celui d’un autre. Le mari d’un autre… et qu’à présent, il n’y avait plus rien, pas une fleur ou un rayon de soleil pour guérira les maux de l’enfant.

Elle aussi, dérivait seule vers l’orage.


Peut-tu chasser l’obscurité loin d’ici Svein ? Je ne peux plus grimper sur tes épaules, et je ne peux certainement pas non plus te demander beaucoup. Mais j’aimerais savoir, s’il te plait, si je peux me fier à ta lumière.

Esprit tourmenté au creux de la poitrine, son cœur comme un oiseau dans sa cage souffrait d’être si agité. Anéantie dans un coin de mur, elle glissa contre celui-ci, inclinant la tête sur le côté pour éloigner son regard de la scène qui se jouait devant elle. La douleur de son corps n’était en rien comparable à celle de son âme. Autrefois, son père avait été bon. Lorsqu’il était heureux alors, les choses étaient très différentes. Mais à présent, plus rien n’avait de sens aux yeux de Jagger. Depuis la première fois, il y avait déjà quelques années, où sa main s’était abattue sur elle. Il semblait avoir perdu l’esprit, et petit à petit volait celui de l’adolescente qui se retranchait à l’intérieur d’elle-même, à défaut d’avoir d’autres moyens de défense. Dès lors, le mal s’était emparé de lui, et sa fille n’avait plus été son trésor, seulement un élément de sa vie qui lui rappelait ce qu’il avait perdu. Ses deux amours, les deux femmes qu’il avait tant aimées et qui jamais ne lui pardonnèrent ses mensonges et sa double-vie. Et Jagg’, condamnée par sa mère à vivre chez lui, assumait chaque jour la décision tranchante des deux femmes.

Mais aujourd’hui, c’était différent. Il avait eu la main plus lourde que d’habitude, jusqu’à en craindre pour sa vie. La peur la plus viscérale c’était insinuer en elle, brisant ses dernières volontés, ses dernières forces.  Quelque chose c’était rompu quand il avait noué ses mains autour de son cou. Jagger avait vu la détermination de son père, à la supprimer elle… qui autrefois riait joyeusement sur ses épaules. Et puis, alors qu’elle lâchait prise, les yeux voilés, Jagg’ avait reconnu le visage de son demi-frère apparaitre dernière celui de son tortionnaire. Svein… Sans rien voir, et sans rien entendre l’adolescente avait deviné, quelques minutes après avoir été libéré du joug de son père, que les choses allaient enfin changer. Que le soleil reviendrait. Et que son frère désormais, éloignerait les ombres de sa vie.


Je te jure Svein, ils ont volé une partie de mon âme avec leurs Bibinca. J’ai foutu des Horcruxes partout dans ce p*tain de restaurant … Devant les sourcils froncés de son frère, Jagg’ adopta une attitude plus calme bien qu’un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Il avait toujours eut horreur que la moindre vulgarité passe les lèvres de sa sœur, et souvent cette dernière en jouait. Parce qu’un air contrarié lui allait souvent mieux que son insupportable expression de gros agent de sécu’ coincé. Mais après une bonne heure à écouter Jagger déblatérer sur deux ans en Inde, il semblait tout à fait éteint. A croire que Svein n’en pouvait déjà plus, et regrettait le retour de sa soeur … ou plutôt son retour à lui à New York. Après tout, le divorce devait avoir été éprouvant pour lui. Un silence s’installa entre les deux frères et sœurs. Sans aucune tension, juste un silence qui soulignait leur complicité toujours aussi forte malgré cette longue séparation, qui d’ailleurs avait été insupportable au point que Jagger abrège son séjour. Surtout après avoir appris que le mariage de son frère s’effondrait. Il y avait plusieurs années maintenant qu’elle vivait avec lui. Que son frère était devenu son tuteur. D’avantage encore. Il était celui qui plusieurs fois, lui avait sauvé la vie, au sens propre du terme. Qui s’était battu pour elle, et avait pansé ses blessures sans faire attention aux siennes. Et après la  ‘mise au point’ de leur père, ils étaient devenus clairement inséparables. Certains événements vous liaient, de manière inattendue.
Cela avait été le cas, même si Jagger partait souvent, c’était toujours pour mieux revenir. Sa retraite spirituelle en était la preuve. Elle avait été des plus efficaces… jusqu’à ce que l’absence de son frère se fasse trop violente. Et puis, après plusieurs minutes de silence, Svein entama une discussion bien plus importante. Plus en tout cas, que les expériences désopilantes de Jagg’ quant à ses découvertes culinaires et pseudo-spirituelles. Il revenait donc vivre avec elle. Une moue joyeuse s’installa sur son visage. Franchement le Bronx serait largement moins craignos maintenant que Svein revenait au bercail, sans sa bonne femme complétement hystérique (mauvaise foi). Juste eux deux, comme autrefois. Comme il en avait toujours été, en faites !