Le menton posé sur ses bras allongés loin devant lui, il observe sans vraiment regarder la ronde des gens sur la glace. A cette heure, aussi proche de la fermeture, on ne trouve plus vraiment grand monde. Quelques familles ayant cédé aux caprices de leurs enfants dont les joues roses et les sourires ravis feraient craquer le pire des connards que cette terre ait pu enfanter ; des couples qui ne font que des tours en se donnant la main, mêlants leurs doigts et leurs rires, se glissant quelques mots à l'oreille et ronronnant comme des chats amoureux ; des hommes et des femmes seuls, le visage crispé dans la concentration, cherchant à lier leurs mouvements à la musique d'ambiance que diffuse les quatre grosses enceintes dont dispose le stade. James Peterson, le propriétaire des lieux, a assurément des goûts de chiottes en matière musical. Petit et vieux, mal sapé et l'air continuellement maussade, Kyoya l'avait aperçu en entrant, à hurler sur Salyse à la réception, lui faisant remarquer que les patins de taille trente-huit devaient être rangés avec les patins de taille trente-huit et pas vingt-neuf ; dans quel lycée t'a été bon sang Salyse ? T'as appris à compter où ? Est-ce que tu sais lire au moins ? Kyo ne s'était pas attardé, ne l'avait même pas salué d'un léger sourire et d'un mouvement du menton. Il plaignait un peu Salyse, savait qu'elle s'emmerdait comme un rat mort à la réception, mais qu'elle en avait besoin, de ce salaire, pour faire vivre son gamin. Le père s'était tiré quelques mois après la naissance, un truc tellement typique que cela n'avait étonné personne. Salyse n'était pas conne non plus, se doutait bien que James Peterson l'avait engagé pour autre chose qu'un cerveau bien rempli ; mettre le boxon dans les étagères de patins, c'était sa résistance passive, sa rébellion de cours de récréation, elle se marrait à l'intérieur et … Kyoya leva les yeux vers l'horloge digitale … ouais, Salyse le laisserait tout ranger à sa place, car elle terminait son service dans quelques minutes. Kya soupira doucement, faisant rouler son menton vers la gauche pour que sa joue embrasse son bras. Lui devrait commencer son service dans une heure et il pinçait déjà les lèvres à l'idée de se voir servir des ramens à des types qui ne lui lanceraient même pas un regard en coin, se plaindraient assurément du manque de qualité de l'endroit, ce à quoi il répondrait qu'il était désolé au lieu de leur faire remarquer qu'ils se trouvaient dans le Bronx, pas en plein Manhattan : on fait ce qu'on peut, mon père est même pas cuisinier à la base. Voir ses rêves filer sous leur nez, c'était peut-être ce qu'il y avait de plus courant dans le coin. Son meilleur ami d'enfance, Lou, s'était tiré en Irak il y a quelques années et était revenu avec une patte en moins. Amelia était en pleine procédure de divorce. Tim s'était fait virer la semaine dernière. On se serait presque cru dans une des putains de chanson de Bruce Springsteen, quand le Boss chante la misère d'Atlantic City et son petit voyage rituel près de la rivière. Un sourire tordit le coin de ses lèvres ; n'importe quoi. Kyo n'était pas malheureux. Et, s'il avait du être totalement honnête avec lui même, il vous aurait dit que la seule tare dans sa vie était, parfois, son manque de courage. Le seul truc -mais un truc de poids- qui l'avait séparé de ses rêves. Il se cala dans son siège, sortit son paquet de cigarettes, en glissa une au coin de ses lèvres et se dirigea vers la sortie, main dans les poches. Devant la patinoire, Salyse était appuyée contre un réverbère, un sac en bandoulière et une doudoune cachant les formes que James aimait tant. En l'apercevant, elle leva la main, lui faisant signe de rappliquer, ce qu'il fit sans se laisser prier. Il aimait bien Salyse, elle était toujours sympa avec lui.
— t'as pas du feu ? Mon briquet vient de rendre l'âme.
La flamme embrasa la pointe de sa roulée et Sal cracha une longue ligne de fumée.
— t'es de service ce soir Kyo ? 
Il hocha la tête en signe de réponse
— ouais, ô joie, ô bonheur.
étirant ses bras vers le ciel,
— n'ai-je donc tant vécu que pour... 
les baissant presque immédiatement en remarquant un mouvement du côté de Sal, prête à pincer la peau nue -son t-shirt manquait à tous ses devoirs-.
— commence pas.
Elle leva les yeux au ciel.
— trop facile. 
ils rirent doucement et le silence retomba entre eux, un silence inconfortable.
— pourquoi t'as arrêté Kyo ? Pourquoi t'as décidé de laisser tomber comme ça, sans te battre ? C'était pas la fin du monde pourtant, ça t'aurait permis de partir d'ici, de payer tes crédits à temps, de pas avoir à faire de lessive tous les jours parce que ton mioche a tellement aimé ta cuisine qu'il te la refile en cadeau que ta robe. 
Le petit rire qui accompagna sa fin de phrase avait un truc brisé, un truc plein de lassitude. Kyo haussa les épaules, glissant un bras autour de la hanche de Salyse, l'obligeant à marcher avec lui jusqu'au prochain arrêt de bus. Il embrassa ses cheveux -ils sentaient la vanille-.
— servir des pâtes non plus, c'est pas la fin du monde Sal. Puis attends, j'ai mon nom écrit en gros, en rouge, en gras au dessus de la porte d'entrée. Si ça, c'est pas l'american dream. 
Elle lui donna un coup sur le torse, pouffant de rire.
— tu fais chier, Suo. 


(ec)