''T'as passé une mauvaise journée gamin?'' En temps normal, Kenneth aurait été du genre à raconter les évènements qui l'avaient conduits au bar du coin, tout en truffant son histoire d'anecdotes et en racontant sa vie en long et en large. Les anecdotes les plus rocambolesques qu'on préfère ne pas entendre puisqu'elles ne sont pas qu'invraisemblables mais également trop longues... c'était son dada quotidien. Raconter sa vie à de pures étrangers faisait généralement partie de ses amusements habituels, mais pas aujourd'hui. ''T'as l'air d'avoir croisé le chemin d'une bête féroce...'' Sans un seul regard pour le barman, il continua à fixer sa bière, sans en prendre une seule gorgée. À dire vrai, il ne l'écoutait même pas, l'entendant simplement marmonner devant lui. Se rendant bien compte qu'il ne débuterait aucune conversation avec ce client, il tourna les talons avant de chanter la même rengaine à un autre consommateur sur les lieux. Il n'y a pas à dire, la soirée ne s'était pas déroulée comme prévue. S'il était en couple avec la même femme depuis son enfance, il venait tout juste de comprendre que tous ses plans d'avenir ne se réaliseraient jamais. Son mariage n'avait duré qu'un mois. Un mois d'illusions? Non, toute une vie. Les pupilles fixées sur son alliance, qu'il avait posé sur le comptoir quelques minutes auparavant, il se décida finalement à prendre une gorgée de sa bière, avant de la reposer sur la surface plane, le regard toujours absent. Comment avait-il pu être assez idiot pour croire qu'elle accepterait cet état de fait?

Trois mois auparavant, ils avaient décidé de fonder une famille, peu après leur mariage, déjà prévu par la famille de sa tendre moitié, depuis plusieurs années. S'il ne venait pas d'une famille riche et prospère, ce n'était pas le cas d'April, qui avait toujours vécu dans le luxe, à l'abri des besoins grâce aux décisions de ses parents. Il avait mis du temps à se faire accepter par son clan, à l'adolescence. Plus comique que sérieux et pas du tout motivé pour entreprendre de grandes études, ses beaux-parents ne l'avaient pas vu d'un bon oeil durant les dix premières années. L'habitude s'était ensuite installée, décidant qu'il faisait maintenant parti des meubles. Lorsqu'il avait demandé leur fille en mariage, ils avaient acceptés la nouvelle avec un petit pincement au coeur, sûrement persuadés qu'elle avait encore une chance de trouver mieux ailleurs et de le laisser tomber comme une vieille chaussette. Tout ce que sa mère leur avait dit était qu'elle voulait organiser le mariage. Elle avait, bien sûr, fait durer le délai plusieurs années, dans l'espoir que sa fille ne change d'avis avant les noces. Voyant que les deux tourtereaux étaient bien décidés, parlant même de fonder une famille dans les plus brefs délais, elle s'était résignée à organiser ce mariage.

Sortant de sa léthargie en entendant la sonnerie de son téléphone et voyant le regard du barman fixé sur lui, il se décida à le prendre, avant de filtrer l'appel en voyant le nom de sa femme apparaitre sur l'écran. Il n'avait vraiment pas envie de lui parler. Pas ce soir, pas le lendemain, plus jamais. Lorsqu'ils avaient appris, deux semaines après leur mariage, qu'il était stérile, elle avait mal encaissé la nouvelle. Après discussion, ils s'étaient tout de même accordés pour contacter une agence d'adoption. Si elle avait eut le cran de mettre fin à leur relation à cet instant, il ne se serait pas interposé. Il aurait compris sa décision et l'aurait probablement acceptée, après un certain moment. S'il n'avait pas surpris sa femme au lit avec l'un de ses amis ce soir, il aurait pu tout lui pardonner, peut-être même rester en contact avec cette dernière. Si elle n'avait pas été aussi hypocrite, ne lui avait pas brisé le coeur de la sorte... Si elle ne l'avait pas trompé. Dans un geste décidé, il s'empara de sa bague de fiançailles avant de la jeter dans son verre d'alcool. Il n'était pas question qu'il la remette, pas question qu'il accepte cette traitrise. Une nouvelle sonnerie, différente cette fois, attira son attention. Il venait de recevoir un message vocale, provenant de la soeur d'April. Amis de longue date, c'était grâce à elle qu'ils s'étaient rencontrés, les ayant présentés l'un à l'autre. Elle était sa meilleure amie, peut-être même la seule. Il décida donc de l'écouter, à contre-coeur, apposant son cellulaire sur son oreille, non sans lassitude. Elle s'excusait de ne lui avoir rien dit, de ne pas lui avoir avoué que sa soeur voyait un autre homme depuis quelques temps, qu'elle se sentait horriblement coupable mais n'avait pas voulu briser la confiance d'April en racontant ses confidences.

Après avoir entendu le message, il était devenu évident pour lui qu'il changerait de numéro dès le lendemain matin. Il n'était pas question de garder contact avec elle non plus, pas question de pardonner ce silence, cette participation à détruire sa vie d'un simple coup de baguette. Il s'humecta les lèvres, faisant bien attention de ne pas poser la langue sur l'entaille qu'il avait nouvellement acquise. Bien loin d'être un bagarreur, il avait tout de même reçu quelques coups de poings de la part de l'amant de sa femme. Pourquoi avait-il décidé de passer sa colère sur lui? Allez savoir, surtout que Kenneth n'avait absolument rien dit, il s'était contenté de les regarder, le bouche ouverte comme un imbécile. Ne voulant plus songer à cette soirée, il lança un billet sur le comptoir pour payer sa consommation, laissant sa bague au fond du verre qu'il avait à peine toucher. Dès le lendemain, il ne ferait pas que changer son numéro, mais dans les semaines suivant le divorce, il changerait également de pays, rejoignant sa mère qui habitait New-York depuis plus d'un an. Il s'agirait d'un nouveau départ, mais il était loin de se douter que le divorce lui coûterait jusqu'au dernier centime, qu'il se retrouverait en moins de deux ans à la porte de son nouvel appartement et devrait vivre en colocation avec le frère d'une femme qui aurait des remords après l'avoir heurté avec son automobile. Comme quoi le fait de prendre un nouveau départ et de fuir son passé n'apporte pas toujours le bonheur.