« Plus vite, plus rassemblé, allez Dago, tu te bouges bordel ! »

Le jeune homme tape avec véhémence dans le sac de frappe suspendu au plafond, en appliquant ce que lui dit son coach. Il calcule ses coups du mieux qu’il peut, il reste en position de défense et d’un coup il envoie le poing. Il reste concentré, imperturbable et il attend qu’on lui dise quoi faire.

« Ok, on arrête. »

Avant, il se demandait s’il faisait quelque chose de faux quand Cooper lui disait de s’arrêter, mais il avait finit par comprendre que c’était plutôt le contraire.

« J’peux rester ? »
« Tu donneras la clé à Keira en partant. »
« Oui m’sieur. »

Ça fait depuis qu'il est tout petit qu’il boxe mais il avait presque tout arrêté pendant des années, n’y allant de temps en temps que pour se faire engueuler par Cooper qui lui disait qu’il déconnait. Depuis son dix-huitième anniversaire, il a vraiment repris le rythme et il ne lâche plus. Il adore ça, il se défoule et il peut laisser libre cours à sa colère. Cooper s’en va, en ne laissant que le plafonnier de la salle et les ampoules des vestiaires allumées. L’endroit sent la transpiration, il y a de la poussière dans les coins, mais tout l’équipement est neuf et bien entretenu. Dago aime ces lieux, ça pourrait presque être une troisième maison pour lui.

Il s’arrête longtemps après le départ du coach, range avec soin les dernières affaires qui traînent et file dans les vestiaires. Il s’autorise à fumer sa cigarette avant d’être dehors, parce qu’il en a trop besoin : il a trouvé que ça pour substituer aux drogues qui l’ont miné. Il éteint les dernières lumières, ferme la porte puis descend la grille et y fixe le verrou. Il veille à ce que ce soit bien fait, il ne veut pas que Cooper lui interdise de rester le soir comme ça, aussi tard qu'il le souhaite. Puis il s’en va d’un pas serein vers le bar un peu miteux situé à trois blocs de là, pour aller donner les clés à la fameuse Keira, la nièce du coach. Dago la connaît depuis un bon moment et il l’aime bien, elle est douce et sereine, du genre qui vous calme une armée d’énervés rien qu’en souriant. Il ne traîne pas comme il a l’habitude de le faire, il est fatigué. Il décide de rentrer directement au Parking.

En arrivant dans le hall, il se demande pourquoi est-ce qu’il est resté ici, pourquoi est-ce qu’il n’a jamais voulu partir. Il compte rapidement et réalise que ça fait vingt-et-un ans qu’il vit ici. Il a passé les trois premières années de sa vie à Chicago, dans un appart miteux, jusqu’à ce que sa mère et son père décident de venir ici. L’appartement qu’ils avaient trouvé était idéal pour eux trois et cela permettait au père de Dago de pouvoir travailler à New York sans se ruiner dans un loyer trop important. Il ouvre la boîte aux lettres et grimace en voyant son prénom complet écrit de toutes lettres. DAGOBERT. Franchement, c’est nul comme prénom, il n’a jamais vraiment compris cette lubie maternelle. Quand il était petit à l’école, il insistait dur comme fer pour que les profs l’appellent Dago tout simplement, mais à chaque fois, ils s’époumonaient pour le nommer. En plus avec l’accent américain, la prononciation était plutôt horrible. Heureusement qu’il avait réussit à se faire appeler Dago par tout le monde à partir de ses douze ans.

Il monte les escaliers, ne s’arrête plus au troisième où vivaient ses parents, qui étaient maintenant partis vivre à côté de Washington, pour regagner son appartement à lui. Il loue un F2 depuis ses vingt-et-un ans, quand ses parents ont fichus le camps. Il rentre, allume et l’odeur du tabac froid vient lui piquer les narines. Il n’y prête pas attention et se rue dans la salle de bain pour se doucher rapidement, la faim au ventre, avant d’aller engloutir le plat de pâtes froides qui traine dans sa cuisine. Quand il se sent enfin calé, il va s’installer dans son canapé, allume une autre cigarette et attrape sa guitare. Le gros matou relève la tête, cligne des yeux dans sa direction et se rendors aussitôt, trouvant inutile de se réveiller totalement pour l'humain et ses lubies de musicien. Ce soir il épargne aux voisins la musique bruyante de son saxophone et se contente de gratter quelques accords, tout en finesse. Il ne joue que des choses qu’il connaît par cœur, il n’a pas envie de faire plus ce soir et puis en plus, il s’est crevé à la boxe. Il sait que demain, il n’a pas besoin de se lever tôt pour aller au magasin et c’est tant mieux. Il y travaille depuis quatre ans, il y passait tellement de temps que le gérant a finit par reconnaître qu’il s’y retrouvait mieux que lui dans les rayons et il l’a engagé. Dago est derrière la caisse, toujours fidèle au poste. Passionné de musique, il aime cette atmosphère, il y a un coin avec les vinyles, un autre avec les CD et les instruments, qu’il surveille du coin de l’œil dès que quelqu’un rentre, parce qu’on a déjà volé trois guitares et qu’il n’a pas envie que ça arrive de nouveau.

Quand il en a assez de jouer, qu’il n’y a plus rien à regarder à la télé, il se lève enfin de son canapé, allume une dernière cigarette en se disant qu’un jour, ouais un jour, il arrêterait, et va dans sa chambre. Il reste dans l’encadrement de la porte comme un con, à fixer le lit décidément bien vide. Il n’aime pas être seul, il a besoin d’être entouré. Voyant qu’aucune femme n’allait soudainement surgir de son placard pour se glisser sous les draps, il rentre dans son lit sans plus attendre, se plonge dans le noir et termine sa cigarette doucement, en écoutant un vieux morceau de jazz qui lui file des frissons à vous réveiller un mort.