Je sais pas tellement qui sont mes parents. Je crois que c'est parce que c'était des gens pas très fréquentables. Une pute et un dealer, certainement. Des fois, je me demande quand même s'ils s'aimaient. Si j'étais désirée, si c'était la joie d'être ensemble qui les avaient conduis à me concevoir. Mais sincèrement, j'en doute.

J'ai pas passé beaucoup de temps en Chine. J'ai été retrouvée dans un paquebot, en Floride, alors que j'avais trois ans. Sans mes parents, mais au beau milieu de centaines de clandestins. Apeurée, affamée, les joues baignées de larmes. Pourtant, le trajet est un blackout total. Comme si j'avais voulu effacer chaque seconde de ma vie d'avant.

Je souviens vaguement d'être passée de bras en bras, d'avoir été lavée par une vieille dame, et d'avoir dormi dans une sorte de dortoir, au milieu d'enfants qui comme moi avaient traversé le pacifique. La Chine n'est pas censé être un pays riche? Pourquoi est-ce que j'avais fui ma terre natale de cette façon? Je dis souvent qu'il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas savoir. J'ai atterri dans un orphelinat ou quelque chose du genre. J'y ai appris l'anglais, à m'habiller correctement, à manger proprement, à dire "s'il vous plaît" et "merci".

Quand j'ai eu 6 ans, on m'a adoptée. Un couple trentenaire qui ne pouvait pas avoir d'enfants. Franck et Jessica. Papa et maman. Ils m'ont appelée Mable. J'étais Mable Sullivans. J'avais une grande chambre, beaucoup de peluches, et on me souriait, et on me prenait dans les bras. Je pouvais manger de glace, et veiller, mais pas trop tard. Je suis allée à l'école, je me suis fait des amis. Je comprenais pas vraiment tout ce qui m'arrivait, mais ma vie ressemblait à une série télé, et ça, ça me plaisait beaucoup. Donc j'enfouissais mes questions dans ma tête.

Je ne me demandais pas pourquoi papa venait dans ma chambre après que maman se soit couchée. Je ne comprenais pas pourquoi il fallait que ça soit un secret, pourquoi il m'aimait plus que maman. Je le laissais faire, parce que c'était mon papa, et que je l'aimais, et que je voulais qu'il soit heureux. Quand j'ai eu 9 ans, j'ai arrêté de parler. Aucun son ne sortait de ma bouche. Le stress, le poids du secret, la peur ; j'étais complètement bloquée. Ma mère m'a envoyé dans le service pédiatrie d'un hôpital psychiatrique. Après deux mois, j'ai dessiné ce qu'il s'était passé pendant ces trois années, et on a retiré ma garde à Franck et Jessica. Franck était un pédophile. Je crois qu'il a été jugé pour ça. J'ai pas cherché à en savoir plus. Mes dessins étaient suffisamment parlants. J'ai repris

Puis j'ai été ballottée, de famille en famille, de psy en psy, d'école en école. Pas moyen de retrouver l'état euphorique de mes premiers jours dans ma "famille". J'étais une coquille vide, une loque, un déchet. J'ai gardé Mable comme prénom, mais mon nom changeait en fonction des gens chez qui j'étais. Je pouvais parler, mais j'étais une garce insupportable. Une gamine odieuse, malpolie et violente. Je passais des nuits dehors, je fumais des joints à 14 ans avec des gens plus agés que moi, je me battais. Sérieux, je me serais foutu des claques.

A 16 ans, j'ai compris que j'étais désirable, et que des gars comme Franck prêts à vouloir me prendre, y en avait pleins les rues. Jeune et conne. Je faisais ça pour rire au début, puis j'ai compris que je pourrais arrondir mes fins de mois avec. J'étais tellement idiote et stupide. Je le suis toujours. Enfermée dans le cercle constant de la haine. Je hais les autres, je les hais tous. Je leur crache à la gueule à ces connards arrogants. Je voudrais tellement qu'on s'occupe de moi. Sans rien attendre en retour, pas comme une famille d'accueil payée pour le faire. Est-ce que quelqu'un est vraiment capable de m'aimer sans être rémunéré pour ça? Je pense pas.

Alors pour ne pas sombrer un peu plus, j'ai fugué, et j'ai atterri au Parking. Comme si ça allait changé quelque chose. J'ai pas vraiment 21 ans, plutôt 18 maintenant. Je suis toujours aussi immature, et je fais toujours comme si je n'avais besoin de personne. Je suis une femme forte, moi. Assez forte pour tapiner et prendre un appart' sans consulter personne. Conneries, ouais.