Même mes règles sont moins lourdes que toi. || DeiAl

Même mes règles
sont moins lourdes
que toi.

DeiAl

21:23

Avec la chaleur du printemps les arènes ont recommencé à s’installer en extérieur. Ce fut le cas de celle de ce soir. Elle s’était installée sous la forme de ce nid de guêpes de combattants qui venaient se foutre sur la gueule comme tu bois ton Ricard-Gitane le soir à la terrasse après la pétanque : naturellement et dans un boucan pas possible. Pas assez pour alerter les flics, suffisamment pour ameuter le voisinage. Ce voisinage comme on le sait comprenait Deirdre Haynes qui naturellement habillée pour le cassage de gueules en règles avait fermé le garage avant de se diriger vers le terrain vague où prenait place le spectacle, tout en envoyant un message à sa meuf pour lui indiquer qu’elle rentrerait après.

Une heure plus tard, elle se redressait, le visage tuméfié, le tee-shirt déchiré et les genoux en sang d’avoir trop frappé le sol de terre battue mêlée de graviers, pour encaisser les applaudissements de sa victoire de la part du public massé autour d’elle, le plus près possible pour attraper son regard, mais en maintenant une implicite distance de sécurité conférée par leur instinct de survie et le soulagement inconscient qui voulait dire putain heureusement que c’est pas sur moi qu’elle a tapé.
Deirdre récupéra son flouz, et se glissa jusqu’au petit bar installé pour l’office, à savoir une bande de gars gardant des glacières pleines d’alcool trop bord et de bière bon marché. Elle eut le droit de s’en décapsuler une gratos et chercha du regard une tête connue pour se guider vers le retour à la réalité.

Nous sommes de ceux

Les combats clandestins, tu les aimais bien et depuis le retour du beau-temps, tu appréciais t’y rendre. Pour participer ? Jamais de la vie ! Sérieusement, t’étais pas chaud pour te faire démonter gratuitement parce qu’on se le dise, tu n’avais aucune chance sur le ring. Non, toi ton truc, c’était de faire le marchand de rêve parmi les spectateurs déchaînés, tu leur donnais de quoi tenir jusqu’au bout de la nuit. Chacun sa manière de contribuer au spectacle après tout.
Ce soir alors, t’étais content, tu avais bien vendu tu avais donc droit de te détendre un peu, non ? C’est tout naturellement que tu allais squatter le bar improvisé par ces autres gars de ton âge. Les combats ne t’intéressaient que peu finalement, ce que tu aimais vraiment, c’était cette ambiance survoltée, le bruit sourd qui dictait le rythme des battements du cœur et qui contrôlait chaque pulsation. T’adorais.
Assez vite, t’avais repéré quelques copains connus par ci par là durant ta vie dans le Bronx, des gars avec qui tu avais tenu les murs ou avec qui tu avais fumé une clope sur le parvis du tribunal. Rien de plus étonnant à ce que tu les rejoignes alors qu’ils s’étaient improvisés barmen avec leurs glacières bourrées de tord-boyaux, le genre de truc à te finir quand ce n’était pas un combattant qui t’achevait. Tu ne tardais d’ailleurs pas à reconnaître la patronne avec deux d’entre deux, ouvrant sa bouteille.
« Oh la gueule tu t’es vue ? » te moquais-tu en riant, pointant du doigt son visage tuméfié et sa croûte de sang et de terre. Puis à l’adresse du pote avec qui tu discutais, une bière à la main, tu ajoutais : « Tu vois pourquoi on file droit au garage… »

Sortant son pactole Deirdre en préleva un billet pour le filer au gamin qui tenait le bar et qui avait pas loin de l'âge de son fils ; ce n’était pas elle qui allait lui faire des reproches : au Bronx le business commençait tôt, et on grandissait beaucoup trop vite, c’était de notoriété publique. Elle montra la liasse de billets au gamin qui se marrait plus par ponctuation que parce qu'il trouvait réellement la remarque d’Al drôle.

-T’inquiète il dit ça juste parce que j'ai son salaire du mois dans la main, assura-t-elle dans un rire rocailleux, rendu plus grave par l’adrénaline, la fatigue et la poussière.

Bien sûr que c'était un mensonge ; Al au début avait fait chier, il avait même été jarté un temps du garage. Par la suite toutefois Deirdre avait su gagner sa confiance et son respect. Depuis, elle n’avait à se plaindre ni d’Al ni d’Art et il n’y avait entre eux de non dits que sur les affaires qui ne les concernaient pas. Al mettait pas le nez dans le business de Dei ; Dei ne se souciait pas des manigances de son employé tant qu'elles ne se produisaient pas dans son garage.
Donc elle n’avait pas grand chose à foutre du fait qu'il vende de la came à deux mètres d’elle.

-Les affaires marchent ? demanda-t-elle, grimaçant sous la piqûre de l’alcool bon marché dans sa gorge.

Bien au contraire.

Deirdre faisait la maline devant le gamin crédule mais qu’importe, elle venait de remporter un ring, elle pouvait bien se la jouer un peu, tu te contentais de sourire de coin, amusé par ce qu’elle avançait. Ouais, ce qu’elle avait en main représentait peut-être même plus que ton salaire mais clairement, tu ne comptais pas sur le garage pour t’assurer tes vieux jours. Ce n’était que ta couverture, bien confortable et cosy à souhait. « J’en peux rien si elle m’tient par les couilles » soupirais-tu faussement las devant la logique implacable de son argument.
Puis d’un mouvement, tu lui indiquais de s’éloigner du groupe de gosses, pas parce que tu craignais que leurs oreilles traînent, c’était devenu de notoriété publique dans le quartier, que tu avais toujours des morceaux de rêves dans les poches mais ça faisait surtout longtemps que vous ne vous étiez plus retrouvés tous les deux, toi et Deirdre. Il y avait bien le garage mais justement, vous y étiez bien occupés et le soir, plutôt que de trainer sur place, tu retournais avec Art au Parking, le temps de vous poser un peu avant de repartir dealer dans les rues sombres ou au contraire, retrouver ton gang de sales gosses, ta famille recomposée à toi.
« Ouais vraiment bien. Parfois je me demande si j’ai encore de la concurrence sérieuse mais en tout cas, j’en ai pas encore vu la couleur » fis-tu en haussant des épaules. « T’as vraiment une sale gueule tu sais ! » souris-tu, façon de dire que ça avait sans doute été un beau combat.

Les gamins étaient probablement assez loin de savoir à quel point la remarque d’Al demeurait vraie au sens propre – même s’il était désormais révolu – comme figuré, ainsi que le montrèrent les rires qui se joignirent au soupir d’un gamin blasé comme s’il avait déjà quatre-vingt-dix ans. Ces rires ne furent plus que des échos perdus dans les basses grésillantes de la musique environnante, et s’il y avait encore beaucoup de monde autour d’eux, Deirdre éprouva l’étrange et reposante impression d’être seule avec cet apprenti qui fut son amant. Celui qui lui rappelait son défunt mari – glauque et sexy à la fois, dépend du point de vue que l’on choisit.

« Je pense pas non. C’est calme. Un peu trop calme, un peu trop chiant, même. »

Enfin pour Deirdre Haynes tant qu’il n’y avait pas de fusillade dans les rues, c’était toujours trop chiant. Elle tira sur sa clope et coupla la saveur du tabac avec celle de l’alcool.
S’accoudant au bar de fortune, s’écarta avec un semblant de politesse quand quelqu’un vint chercher sa pitance, et leva ses yeux gris, aux pourtours gonflés par les coups, sur son associé. Un sourire énigmatique étira alors ses lèvres.

« Tant qu’tu continueras à me r ‘garder comme si t’allais m’retourner sur le bar dans la s’conde, j’saurai que j’ai pas une aussi sale gueule que ça. » répliqua-t-elle.

Tu plaisantais mais la vérité n’était pas si loin, bien heureusement ils étaient encore bien trop jeunes pour le comprendre. Tu n’allais pas te prendre la peine de leur expliquer, ça ne les concernait pas. Puis, tu étais bien content de revoir Deirdre en dehors du garage, ça faisait longtemps. Vous aviez beau travailler ensemble tous les jours, ce n’était pas comme si vous aviez le temps de papoter, le nez plongé dans un moteur pêté.
Coinçant ta cigarette entre tes lèvres, tu t’amusais à la faire descendre et remonter entre tes dents, haussant des épaules alors qu’elle râlait. « T’sais moi ça me va comme ça, rentrer la gueule de travers c’est pas trop mon kiffe » contredis-tu. Ça t’allait bien si tes gars ne rentraient pas une balle logée dans le flanc ou la gueule en sang et les poches allégées. Heureusement, ils avaient fini par savoir se défendre.
Quand elle reprit, tu levais un instant le regard sur elle, surpris qu’elle ramène le sujet sur le tapis. Elle se foutait de ta gueule ou quoi ? C’était un jeu pour toi de t’allumer pour rien ? Autant dire que la remarque qui se voulait drôle avait plus tendance à te gonfler prodigieusement et t’avais presque envie de lui rétorquer qu’elle serait bien surprise de savoir qui tu avais dans le viseur désormais « T’inquiète, j’suis passé à autre chose, ton cul est sécure » fis-tu en tirant sur ta clope avant de changer de sujet classé sensible. « J’ai un gars qui va peut-être bosser pour nous, il a l’air motivé »

Al lui informa quasi simultanément qu’il restait dans le plancton de la population Bronxienne qui fait partie du décor et ne se mouille pas trop les fesses, et que la température du sujet de leurs relations sexuelles était toujours très élevée, ce qui la contenta sadiquement.
Deirdre appréciait parfois, par petites touches, de laisser des traces. C’était son petit côté animal psychopathe qu’il valait mieux ne pas fréquenter.

Son cul était sécure depuis un bon moment, en vérité, et qu’elle craigne Al Kelley avait quelque chose de très drôle ; elle se soucia un instant de ce que signifiait le autre chose, avant de laisser tomber sans avoir posé la moindre question sur le sujet, puisqu’il ne s’agissait aucunement de ses affaires.
Etre au courant de tout, oui ; être au courant des potins et coucheries, très peu pour elle, elle savait alors rester à sa place ce qui lui était fort profitable.

« Ah ? » releva-t-elle soudain intéressée. « Qui ça ? »

Tu n’avais pas l’ambition de rentrer dans la cour des grands, le prix à payer était trop fort pour ça et toi, tu n’avais pas la cupidité dans le sang. Tu avais toujours vécu de rien et ta situation du moment te convenait bien. Tu n’étais pas comme Deirdre, à ne vivre que d’adrénaline et de palpitations. Tu avais tes copains et tu menais ta petite vie insouciante et ça t’allait comme ça. Il fallait croire que ta période survoltée à courir après le danger ou même après elle était bien révolue, limite tu avais juste envie de la remettre à sa place mais tu la connaissais, Deirdre tournerait tes paroles dans le sens qui l’arrangeraient. Tu n’insistais donc pas davantage, abordant un sujet beaucoup plus intéressant, une potentielle nouvelle recrue. « Un gars avec qui m’entraîne chez Slavenko, tu dois connaître peut-être d’ailleurs, Saul. » Il était vrai que Saul combattait de temps en temps, elle l’avait sans doute déjà vu une fois où l’autre, tu imaginais ce monde assez petit. Surtout s’ils s’entre-tuaient. « Je lui ai dit de passer un soir après 20h, histoire de lui montrer un peu mais j’imagine qu’il saura se débrouiller »

Deirdre qui connaissait tout le monde, allait répondre vaguement, quelque chose du genre « ouais, probablement » puis passer à autre chose, avant que le prénom lâché par Al ne tinte à ses oreilles.

« Saul » releva-t-elle. « Sérieux ? »

Al avait beaucoup de choses pour lui, mais l’humour n’y figurait pas, du moins pas en sa compagnie. D’autre part, le prénom de Saul était suffisamment peu répandu dans le quartier pour qu’Al ne puisse pas se tromper. Ce n’était pas un John Smith dont Deirdre aurait oublié l’histoire et les motivations dès qu’elle serait rentrée des arènes ce soir, c’était un ami d’enfance qu’elle n’avait cessé de recroiser à différentes périodes de sa vie.
Deirdre s’appuya contre une paroi quelconque en lâchant un soupir.

« Putain il manque pas de culot, l’enfoiré. » commenta-t-elle.

Elle souffla sa fumée un peu plus énergiquement, mais décida de laisser ses problèmes de côté. Elle avait beaucoup d’affaires personnelles mais jouissait aussi de cette formidable capacité à ne pas les laisser entraver son business. Celle-ci ne ferait pas exception, même si elle remuait quelques trucs dans son passé. Le passé n’était plus grand-chose depuis l’Eté 2006.
Disons qu’il y avait l’avant, et l’après Daniel.

« D’accord ça marche. » conclut Deirdre avant de se décoller de la paroi sur laquelle elle était appuyée. « On se tire ou tu bosses ? »

Avec du recul, tu te doutais bien qu’elle devait connaître Saul, ils fréquentaient le même milieu, tu n’y avais simplement pas pensé plus tôt, genre au moment de proposer à Saul de venir au garage. Tu t’attendais à une de ses réactions habituelles ou plutôt, un manque de réaction mais non, elle sembla soudain toute attentive. « Ben ouais pourquoi ? » repris-tu, ne voyant pas quel était le problème. Sauf que la réaction de Deirdre avait de quoi attiser ta curiosité et tu relevais le nez vers elle, l’air de dire « t’en as trop dit ». D’ailleurs tu ne te gênais pas pour réclamer des détails, portant ta bière aux lèvres.
« T’as un truc avec lui ? Il est supposé passer demain soir, ça va être awkward ou tu vas annuler ? » questionnais-tu, arquant un sourcil. Tu n’aimais pas trop l’idée d’avoir donné de l’espoir à un pote et devoir annuler alors si Deirdre refusait de le voir dans son garage, ce serait à elle de le lui expliquer, toi tu avais fait ton job : tu avais trouvé un gars prêt à mettre ses mains dans un moteur, ce serait toujours mieux que la situation actuelle, à bosser à deux dans le garage, secondés par Art qui assurait le service clientèle.
Puis finalement, retrouvant son habituelle désinvolture, elle semblait admettre l’idée de le faire venir. Bon tant mieux, il avait vraiment l’air à la dèche Saul, ça te ferait chier qu’il se trouve sans rien après avoir caressé l’idée de s’en sortir. « J’fais ce que je veux t’inquiète, tu veux aller quelque part en particulier ou c’est juste histoire de rentrer ? »

« Ouais bien sûr que j’ai un truc. » Avec qui dei n’avait-elle pas de trucs, je vous le demande. « C’est un pote d’enfance, on faisait les quatre-cent-coups ensemble. Après la vie a fait son taf et on s’est vus que par intermittence, on s’est recroisés ici ou là en mode tiens t’es vivant toi. »

Elle porta sa clope à ses lèvres, tira une longue taffe dessus.

« Il est réglo et il bosse bien, mais c’est le genre de mec à aimer apparaître et disparaître. Du coup j’ferai le point avec lui là dessus quand on se verra, parce que là, c’est genre plus possible. »

Il y avait mille raisons parfaitement justifiables pour lesquels les membres du garage venaient et repartaient ; Deirdre n’avait aucun doute sur le fait que son sale caractère se trouvait en haut de l’échelle des arguments et n’en avait pour ainsi dire pas grand-chose à carrer. Heureusement Al et Art restaient. A se demander s’ils allaient trouver la motivation de partir un jour, d’ailleurs, eux qui semblaient faire partie des meubles, et bien partis pour crever ici et nourrir le compost.

« Tfaçon j’ai appris qu’il bossait aux arènes aussi. S’il me casse les burnes je le défonce au combat et on en parle plus. »

Elle laissa tomber sa clope sur le sol et l’écrasa d’un coup de talon qui l’enfonça dans la terre meuble, battue par les allées et venues.

« Nan juste m’éloigner du bruit, j’en ai plein la tête là, ça tourne. » Elle se frotta la tempe et fit volte face pour mettre ton envie à exécution. « Sinon question comme ça, j’me doute que tu diras pas grand-chose mais sait-on jamais. J’le trouve bizarre Art en ce moment. Y m’soutient le contraire mais bon. Vous vous êtes engueulés ou un truc du genre ? »

« Ah j’savais pas qu’il avait ton âge » fis-tu pour seul commentaire. Tu te demandais bien parfois combien de vies avait vécu Deirdre et surtout, comment elle faisait pour toutes les gérer vu le temps qu’elle passait au garage. A croire que vous ne viviez pas sur le même fuseau horaire tous les deux. Malgré cela, tu appréciais toujours autant ses petites histoires et d’une certaine manière, tu te sentis libéré d’un poids. Tu n’aurais pas aimé le remballer après lui avoir proposé de venir. « Bon, ça ne te changera pas trop des autres, s’il se démerde ça sera pas du luxe une paire d’mains en plus » puis tu l’aimais bien Saul, il te ressemblait un peu point de vue tempérament, vous vous compreniez donc bien. Tu n’avais rien à lui prouver et vice versa, voilà de quoi faire fonctionner une équipe.
« J’ai cru comprendre ouais, t’éviteras de le démonter avant un rush par contre » fis-tu remarquer avec un petit sourire de coin avant de t’éloigner de la sono à sa demande. Vu sa tête, tu voulais bien croire que ça la lançait pas mal ! En même temps, c’est elle qui voulait ça. « S’tu veux on s’pose plus loin » suggérais-tu sans arrière-pensée, c’était toujours agréable de discuter avec elle, vous n’en trouviez plus le temps en dehors des heures du boulot puisque tu filais tout de suite après la fin de ton service.
La question de Deirdre eut pourtant de quoi te faire paniquer une demi-seconde. Pourquoi t’associait-elle à Art ? Se doutait-elle qu’il se tramait quelque chose de louche ? Que tu lui tournais beaucoup trop autour pour que ce soit raisonnable même si dans les faits, tu évitais quand elle était dans les parages ? Est-ce que vous vous étiez engueulés ? Non, la tension en revanche était carrément palpable. Mais pas pour les raisons qu’elle s’imaginait. « Il a toujours été bizarre Art, non ? J’ai rien remarqué de particulier. » mentis-tu en tirant une autre clope de ta poche, bien content d’avoir un truc à tripoter.