Il est né à Berlin, entre deux fêtes et deux immeubles de passage, d'une mère, une nomade citadine, toujours habillée de jupes, de voiles et de grands châles.
De ses premières années, il se souvient d’un album photo relié de cuir qu’on lui avait interdit de toucher - une interdiction toute féminine, car l’interdiction sentait l’ambre, le nougat et elle sonnait l’aigu des femmes pas contentes.
C’est idiot d’interdire autant aux enfants.
Forcément, après, ils conservent l’interdiction dans un recoin turquoise de leur cervelle - bleu comme l’espoir de la transgression et vert comme le poison de la bêtise.
Alors un jour, Kostja a volé l’album photo relié de cuir. Dedans, il y a trouvé les photos d’hommes vieux, ridés, aimés par les femmes plus jeunes qui devaient être leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs. Dedans, il y avait aussi un homme que Kostja n’avait jamais vu et qu’il ne verrait jamais en vrai.
« Mort en prison » a dit sa mère dans son dos.
Après, il s’est fait disputer pour avoir désobéi et sa mère a enfermé l’album photo ailleurs… Un ailleurs qui, avec le temps, a dû s’évaporer ou pourrir et emmener avec lui les photos interdites car Kostja ne les a plus jamais revues.
Ce ne fut un guère un souci, en réalité.
C’est toujours idiot d’interdire pour si peu de choses.
Il a bien vécu avec l’idée que son père était un petit criminel et sa mère une amoureuse des hommes dangereux, aux regards fiévreux et aux grandes tirades qu’on n’imaginerait que sur des scènes drapées de velours grenat.
Mais pour lui, cette passion pour les gredins fut plus ennuyeuse que les photos interdites. A cause de cette passion, sa mère avait l’amour intermittent, partagé qu’était son cœur entre l’amant du moment, ténébreux, suicidaire, désargenté et entre son fils unique – heureusement, elle n’en avait qu’un. C’est donc avec une attention maternelle latente et capricieuse comme la pluie allemande que Kostkja se construisit son univers d’amour.
Mais c’était un bel amour malgré tout, rond, tendre, enveloppant et dentelé de petits trous qui lui laissaient voir la misère du monde et la chance qu’il avait de ne pas être adulte encore.
Sa bulle a explosé un soir d’été raté, un de ces soirs où il reste du soleil doré et glacé sur les toits.
A la mort de leur fils, ses grands-parents paternels avaient appris l’existence du petit-fils. En lui, ils espéraient retrouver le reflet du mort. Ils sont arrivés, très américains, quand la mère de Kostja n’était pas là.
Lui, huit ans, seul à la maison, version miniature filiale espérée, passé retrouvé.
Ils ont demandé une enquête aux services sociaux allemands afin de récupérer la garde d’un enfant « laissé à lui-même ». Le voisinage n’était guère enclin à pardonner à une femme qui aimait les hommes hors normes. Les langues fourchues se sont plues à briser son image auprès des enquêteurs des services sociaux.
A neuf ans, Kostja est parti vivre avec ses grands-parents aux Etats-Unis. A cet âge, on comprend difficilement les rouages des machineries adultes, on se contente d’absorber.
Il y avait évidemment l’absence de la mère, la fracture interne que provoquait l’absence, les soubresauts intérieurs que provoquait la fracture, les confusions des soubresauts.
Et il y avait aussi l’amour des grands-parents paternels. Un amour différent, plus latent, plus tiède, plus omniprésent. Un autre amour mais un amour malgré tout. Qui, avec le temps, a effacé les nuits d’angoisse et les jours de tristesse.
Kostja a grandi avec ces attachements doubles et pourtant exclusifs qui vous donnent toujours tort, quel que soit l’attachement que vous choisissez d’exclure.
Sa mère lui rendait visite deux fois par an, lui demandait de se plaindre, de se rebeller. Ses grands-parents s’occupaient de lui tous les jours, ne lui demandaient rien d’autre que de les aimer.
Il y a parfois trop d’amours dans une vie.
Au fond de lui, deux courants se sont créés. Un courant imaginaire, plein de théâtres colorés. Un courant de combat, plein de remparts contre le monde.
A dix-sept ans, il aimait lire des pièces de théâtre, il désirait devenir cardiologue. Il a tenté la réparation des cœurs. N’a pas réussi. Il ne sait plus très bien pourquoi. Peut-être la vue du sang… Tout ce carmin ne pouvait rien guérir dans son cœur à lui.
Il fut déçu. Le rouge s’est retiré de sa vie, les couleurs se sont verdies, les jours se sont empoisonnés de frustration.
A vingt-quatre ans, il a obtenu un diplôme de secrétaire de direction – il avait laissé ses grands-parents choisir pour lui ses secondes études. Il a trouvé un travail dans un laboratoire qui fait du mal à de petits souris et à de jolis chats – mais pour le bien des hommes. Il a fermé les yeux sur le sang des bêtes et fermé les oreilles sur leurs cris – c’est pour le bien des hommes.
Dans la vie de Kostja, on a toujours fait beaucoup trop de choses pour le bien d’autrui.
Sa mère est morte. Cancer du pancréas. Rapide, fulgurant. Aucune mort de petite souris ou de joli chat n’avait pu empêcher ça. Il était retourné près d’elle. A la clinique, elle avait dit qu’elle pardonnait à tout le monde. Il a supposé qu’elle pardonnait aussi à ses grands-parents.
Et le monde a retrouvé son rouge. Le monde est redevenu beau. Il s’est remis à écrire des pièces de théâtre comme amateur.
Récemment, son patron a déménagé le laboratoire… ça tombait bien, il était temps de découvrir d’autres belles choses.