Ce n’était qu’une douce illusion bien entendu. Personne ne gardait définitivement son cœur d’enfant dans sa naïveté et son innocence et je serais le premier à mentir si je prétendais ne pas avoir changé au fil des années. J’ai grandi, je me suis endurci, j’ai vécu des trucs pas terribles, je me suis forgé une carapace d’homme, un cœur aux parois de béton armé. Pas pour mes sœurs, elles savaient toutes quoi dire et quoi faire pour m’atteindre en plein cœur directement et me faire fondre plus vite qu’il ne fallait pour le dire. Pour les autres en revanche, je me suis toujours montré dur et exigent. Hors de question de voir des merdeux leur tourner autour et briser leur cœur ! J’y ai toujours veillé avec une détermination possessive, me croyant tenu à une mission de protection fraternelle. Peut-être que j’ai parfois abusé, peut-être que j’ai été trop dur avec certaines d’entre elles et les mots d’amour ont plus d’une fois changés en cris de rage, faisant trembler les murs de notre appartement et claquer les portes.
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A la maison, j’ai rapidement pris la place du chef de famille, celui qui prenait les décisions importantes, celui vers qui l’on se tournait en cas de soucis. Les responsabilités étaient écrasantes pour un jeune homme mais d’une certaine manière, cette position m’a toujours plu. L’Aigle dirait sans doute qu’il s’agissait là de mon côté autoritaire qui se faisait une joie de remonter à la surface et elle n’aurait pas tort : j’aime quand ça file droit. Exactement ce que je n’ai jamais fait. Parce qu’il faut arrêter de croire au Père-Noël : pour s’en sortir dans le Bronx, c’est pas en bossant chez papa à la station-essence que ça arrive. Et pour élever élever une smala de gonzesses, il faut de l’oseille et pour faire de la thune, il faut magouiller.
Je crois que tricher, ça a toujours été dans ma nature. Déjà jamais, je n’ai jamais su jouer à un jeu sans tricher et j’imagine que mes plans foireux ont grandi en même temps que moi, prenant de l’ampleur au fil des années. Ceci dit, c’est grâce à toutes ces conneries que j’ai pu payer l’appartement où vivent mes sœurs et même s’il a été gagné au Poker, j’en suis fier parce que ce n’est pas rien d’être propriétaire à mon âge.
Ceci dit, à part payer les factures, je n’en vois plus l’ombre de la tapisserie.
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Bref, on l’aura compris, ma vie n’a jamais rien eu d’un conte de fées mais elle me plaisait comme elle était et jamais je n’aurais pensé qu’elle prendrait…cette tournure. A vrai dire, je crois exactement savoir à partir de quand, ma vie a commencé à devenir un cauchemar. Et comme pour toutes les histoires qui ont mal terminées, tout à commencé à cause d’une fille.
Dès le départ, j’aurais dû en rester loin. Je savais pourtant que ce n’était pas une fille pour moi : amie avec le Moineau, cette dernière était beaucoup trop jeune pour moi mais il y a des choses que l’on ne s’explique pas, des choses que l’on ne contrôle pas vraiment. Ce n’était pourtant pas la plus jolie des gonzesses, elle n’avait rien d’exceptionnel…mais dans sa banalité, il y avait quelque chose en elle qui m’avait aussitôt séduit. Peut-être son sourire ? Son charme aussi simple qu’irrésistible ? Je n’en suis pas tant tombé amoureux mais…je n’y étais pas indifférent et surtout, je n’étais pas le seul. Au départ, ce n’était qu’un jeu de vilains entre nous, elle venait me demander à boire lorsque j’étais seul dans la cuisine, me proposait de l’aide…Je le voyais bien à sa manière de se comporter ce qu’elle espérait trouver et je dois admettre qu’elle y arrivait plutôt bien.
J’aurais dû comprendre, aux réactions du Moineau que cette fille, elle n’était pas arrivée à la maison par hasard. Aujourd’hui, bien que ça n’aurait rien changé à l’issue, je regrette de ne pas avoir compris plus tôt qu’elle en était amoureuse, elle. Pour de vrai. Follement amoureuse de son amie. Et moi, frère de merde, je n’y avais vu que du feu. Pendant des mois, je n’ai rien vu, rien compris. Moi qui essayait de protéger mes sœurs, j’avais volé le premier amour de ma jeune sœur et à partir de ce moment-là, une première cassure eut lieu dans notre jolie petite famille. L’Hirondelle avait beau me dire que je n’y pouvais rien, que je ne pouvais pas deviner que le Moineau ne l’aimait pas seulement comme amie, l’Aigle se faisait quant à elle un malin plaisir de remuer le couteau dans la plaie, me rappelant toutes les fois où elle l’avait entendue se glisser dans ma chambre à la tombée de la nuit et si elle l’avait entendu, le Moineau, elle l’avait vu.
J’ai fini par la quitter. Ma sœur m’était plus importante que cette fille.
J’avais conscience que ça ne changerait rien, que la blessure du Moineau ne se refermerait pas aussi vite, qu’il lui faudrait du temps mais mettre fin à cette relation en serait un premier pas vers la réconciliation. C’est du moins ce que je pensais en la raccompagnant chez elle dans la nuit pour avoir le temps de lui parler, lui expliquer…
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C'est la dernière fois qu'on l'a vue vivante.
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Ouvrir la porte à la police, ça vous fait toujours un drôle d’effet. Ce n’était pas la première fois, avec mes conneries je me suis bien fait gauler l’une ou l’autre fois mais là, je m’attendais à tout sauf à ce qu’ils étaient venus me dire. Dans ces moments-là, je crois qu’on n’est plus vraiment maître de ses émotions parce qu’elles sont trop fortes, comme un tsunami détruisant tout sur son passage.
Je n’ai plus de souvenir clair de ce qui s’est passé car tout s’est enchaîné tellement vite. Moi qui avait toujours été plus ou moins maître de ma vie, en l’espace de quelques secondes, tout avait basculé. Un soir elle allait bien, le lendemain, elle était morte. Le soir j’étais un homme libre, le lendemain j’étais le principal suspect.
Je ne l’avais pas vu venir. Je n’avais pas compris ce qu’ils me voulaient au départ, leurs questions, j’y avais répondu sans réfléchir parce qu’il n’y avait rien à réfléchir, elle était morte et je voulais comprendre ce qui s’était passé. Pas de bol, eux aussi voulaient savoir et ils m’avaient justement sous la main.
Je crois que l’année qui suivit fut la pire de ma vie et aujourd’hui encore, j’ai du mal à croire que c’est derrière moi, les interrogatoires, les examens, les accusations, les plaidoyers, le procès… Je ne sais pas moi-même comment j’ai fait pour tenir le coup quand ils étaient tous persuadés que je l’avais tuée, quand ils ont tout fait pour me tirer des aveux. Tout ça pour quoi ? Terminer avec un non-lieu. Même pas une décision franche pour me disculper, comme s’il leur restait un vieux relent de doute…
Je pensais réellement que ce cauchemar serait terminé au moment même où le marteau s’abattrait sur le bureau mais c’est en franchissant les portes du tribunal que je compris qu’il y avait un autre procès qui m’attendait, celui que me réservaient les autres. Les gens que j’ai connu, avec qui j’ai grandi et même mes sœurs. Celles qui me pensent coupable, celles qui pensent que je suis innocent…
Si j’avais su, je ne lui aurais jamais servi de verre d’eau.