Il y avait le sourire de sa mère qu’elle essayait de retenir en sermonnant son père parce qu'il fumait le cigare dans la Mercedes, Zohar assis sagement sur la banquette arrière à compter les nuages dans le ciel. Il ne pleuvait pas, ce jour-là, il faisait juste un peu frais. Il se souvient encore de la brise qui avait ébouriffé ses cheveux en sortant de l’immeuble, le gardien qui lui avait offert un bonbon et sa main qui s’était agrippée à celle de sa mère en voyant le revolver à sa ceinture. Il ne l’avait jamais aimé, mais ça lui a fait bizarre, de ne plus le revoir, après. Il n’y avait pas d’eau sur la route. Pas de givre, pas de verglas. Personne n’était fatigué, personne n’avait bu. Et pourtant, le camion avait fauché la belle Mercedes et toute la petite famille avec, éclats de verre et tôle froissée. Tout était allé trop vite, les corps partis à la dérive, le sifflement du klaxon collé aux tympans, les yeux qui s’étaient fermés pour arrêter le carnage. Le cou brisé de sa mère. Le crâne défoncé de son père. Et le petit garçon qu’on avait extrait indemne de la banquette arrière, les yeux humides parce qu’il avait perdu le compte de ses nuages.

Zohar, c’est celui qui a vécu les tragédies, ces choses sordides auxquelles on a toujours du mal à croire lorsqu'elles sont étalées à la télévision. Il n’avait pas fallu longtemps pour que son oncle et sa tante le prennent chez eux, tout sucre et tout miel devant les avocats en faisant mille et une promesses, respecter le testament du père, ne pas faillir aux obligations religieuses et aimer Zohar comme s’il était leur propre fils. Les belles promesses, bulles d’air qui explosent dès qu’on a le dos tourné. C’était l’héritage immense, qu’ils aimaient, celui qu’on avait confié aux « adultes responsables » et qu’ils dilapidaient sans retenue, Zohar qui s'était transformé en Cendrillon des temps modernes dans l’appartement hors de prix qu’ils avaient acheté, cloisonné dans la chambre de bonne avec les boîtes de conserve et le linge sale, les poings de son oncle qui s’abattaient sur ses joues s'il avait l'audace d'être trop dans la lune. Puis il y avait eu les mains de son cousin de vingt ans, les mains rassurantes, les doigts qui se glissaient dans ses cheveux, sur ses joues, sur sa nuque, ses épaules, le sourire trop doux quand il lui disait de ne pas avoir peur, qu’il allait prendre soin de lui. Le sourire devenu carnassier dans ses cauchemars, les gestes rassurants qui étaient devenus insistants quand il n’avait plus eu envie de jouer, l’enfance qui lui filait entre les doigts, perdue dans un recoin du cœur, les je t’aime qui sonnaient faux, tous les je t’aime futurs gâchés contre ses lèvres, contre sa peau.

« Tu. Me. Touches. Pas. » Y’a les veines qui saillent sous sa peau, à Sid, les muscles tendus comme s’il allait lui sauter à la gorge, le massacrer à mains nues, la soif de violence qui se lit jusque sous ses ongles, dans ses mâchoires serrées, dans l’orage de son regard. « Zohar, qu’est-ce qui te prend, chaton ? C’est moi. On dirait qu’tu me reconnais pas. » C’est faux, il le reconnaît, il sait que c’est l’enfoiré, il sait que c’est celui qu’il faut buter, qu’il faut faire souffrir longtemps avant de l’étrangler. Il veut juste mater chaque goulée d’air quitter ses poumons, le voir asphyxier, les yeux gorgés de rouge et la langue pendante, il veut qu’il crève, mais il veut pas qu’il s’approche. « Comment tu m’appelles, ducon ? » Il gronde, il veule, comme un animal blessé, il a la rage, Sid, il a envie de mordre et de déchiqueter. « Mais, chaton. » Y’a sa main qui avance, douce et sirupeuse, enrobée de la même tendresse assassine qu’il a toujours vue, Sid, celle qui amadoue Zohar et qui lui fait ravaler ses larmes. Il s’écarte, brutal quand son poing se soulève pour le cueillir en plein visage, le cri à peine humain : « LE TOUCHE PAS PUTAIN. » Il frappe encore, il frappe longtemps, mais la vie ne quitte pas l’autre, qui n’a pas encore compris que Zohar ne parlait pas de l’appeler chaton, mais de l’appeler Zohar.

C’est à cause de Sid, qu’il a fallu aller à l’hôpital, que les médecins coulaient des regards avides sur l’adolescent, Zohar était devenu une énigme scientifique malgré lui, pourtant le même gamin qu’on retrouvait toujours planté devant une fenêtre, les yeux cloués au ciel. Les tests étaient pénibles, ils essayaient d’attirer Sid en pleine lumière comme on essaye d’attirer un animal inconnu pour l’étudier. Le verdict était tombé, un nom barbare que Zohar n’a jamais retenu, des flacons de pilules pleins l’armoire et Sid qui n’a jamais voulu parler de la raison de sa présence, toujours plus occupé à toiser froidement les infirmières et à cracher des putain dans les couloirs. Puis il y avait eu le revolver pointé sur la tempe de Zohar, l’oncle à l’autre bout qui lui parlait avec trop d’autorité, tu vas te suicider, gamin, Zohar trop sensible, trop naïf, les larmes qui s’arrêtaient plus et la culpabilité, l’impression d’être le problème, le vrai problème, d’être le monstre, l’horreur, l’atrocité qui devrait même pas exister, qui bousillait tout, lui-même et les autres. Sid était venu, ce jour-là, Sid était venu et avait tout balayé, la sensibilité, les larmes, la culpabilité, tout s’était envolé, l’orage avait tout emporté, tordu le bras de l’oncle, le craquement sinistre et la fuite, loin des quartiers dorés et des dangers, là où Zohar pourrait vivre sans qu’il n’ait à s’en soucier.

Il accroche les regards, le garçon, seize ans et la chemise trop ouverte, le jeans trop serré, tout droit sorti des années septante, avec son maquillage à la David Bowie, l’idole, le maître, le modèle. Il est trop maigre, Gal, mais ses os sont alléchants, à cause des œillades langoureuses, des lèvres entrouvertes qui ne demandent qu’à être embrassées, à aguicher sur un coin de trottoir comme s’il savait parfaitement ce qu’il faisait. L’argent qui s’échange dans les toilettes publiques ou dans une chambre d’hôtels, le corps déjà trop abîmé qui s’use encore et encore contre des inconnus. Il garde ses dollars pour faire les magasins, fréquente les soirées de la jeunesse dorée qui ne lui pose jamais de questions, parce que Sid a toujours une réserve de coke quelque part pour qu’il fasse bonne impression. Une voiture s’arrête, il grimpe dedans sans hésiter, la confiance en lui qui déborde et intimide, peu importe s’il se fait traiter de pute ou de travelo, il s’en fout, l’air hautain d’un prince, Sid leur cassera la gueule bien assez tôt. L’important est de partir, toujours partir, vite, récupérer les billets, ne pas répondre si l’autre a envie de discuter sur l’oreiller, quitter la chambre sans se retourner, avant que Zohar ne revienne.

Gal, c’est celui que les docteurs n’ont jamais vu, parce qu’ils ne méritaient pas de le rencontrer, selon lui. Gal, il est là pour compenser la vie de nonne de Zohar, il est là pour les excès, pour dépenser le fric et balancer tout son mépris sur les paumés qui vivent là. Gal, il déteste le Bronx, il déteste la saleté sur les trottoirs, les mecs bourrés qui gisent à côté de bières bon marché, les gosses beaucoup trop nombreux qui braillent à toute heure de la nuit. Gal, il sort le soir, dans ses habits griffés et jamais sans son eye-liner, il n’a pas peur, le cran d’arrêt de Sid dans sa poche arrière quand il passe devant les vitrines misérables, juste bonnes à le refléter. Il part loin, souvent, dans les beaux quartiers, son élément, sa raison d’être, mais parfois il donne ses faveurs à un manant du coin, du moment qu’il paye, c’est sa B.A. de l’année.