1977. Joue encore Chopin, mein Schätzchen. Tordu sur le petit tabouret noir, il se courbe vers les touches bicolores et à nouveau ses doigts s’animent avec application. Les notes tombent, et parfois sonnent faux, la mélodie est somme toute plutôt désagréable. Mais la vieille femme dans le fauteuil n’entend plus vraiment à présent, et dans ses oreilles embrumées les erreurs du garçon passent inaperçues. Chopin la transporte à Berlin, parmi des visages souriants en noir et blanc et doucement, elle ferme les yeux. Tu feras tes gammes ensuite. C’est important les gammes. Le sommeil l’emporte ; le gamin joue toujours.
Heathcliff l’outsider bégaye sur les bancs de l’école. Oma a repassé ses chemises avec un tel soin qu’on devine que c’est pour en faire oublier l’usure. Elle lui a appris à bien peigner ses cheveux en arrière et le regarde se pencher sur le piano chaque soir, après le dîner. Oma l’aime, et il l’aime aussi. Il aime le petit appartement surchargé qu’ils partagent. Les bricoles d’Opa qui s’entassent sur les meubles et qu’elle n’a pas su jeter. Les photos d’Allemagne, les rideaux troués, les pelotes de laine, les gratins dans le four. Il aime quand, parfois, elle s’installe derrière la boîte à musique et laisse ses mains fragiles embrasser les portées. Elle joue bien mieux que lui, il croit même qu’elle a été célèbre, un jour, de l’autre côté de l’Atlantique. Mais Oma parle allemand et ne connaît pas Rod Stewart ni la nouvelle console Atari. Oma, ce n’est pas Maman, d’ailleurs Maman, on ne sait pas où elle est.
1982. S’étant mis en tête de le ramener à sa génitrice à la mort de sa brave grand-mère, les services sociaux creusent les racines d’un Heathcliff orphelin. Un temps attisé par la perspective de retrouver une mère prodigue, les mensonges sont maintenant amers sur sa langue. Toxiques. Maman se sentait salie par les syllabes rugueuses de son nom de famille et s’est enfuie. Maman s’est cachée dans les lignes de ses bouquins et la banalité de sa personne. Parfaite imitation de l’américaine en chasse, Maman s’est jetée sur le premier Prince Charmant venu. Maman aurait aimé que, vite, il ôte de son corps ce nom dégueulasse. Qu’il l’épouse, l’adore, l’idolâtre. Mais Maman, naïve poupée en plastique, s’est fait rouler. Oups, un bébé.
La cancéreuse se consume entre ses doigts alors qu’il s’apprête à rentrer se coucher, au foyer. Oma aurait détesté qu’il se flingue les poumons comme ça, mais puisque Oma est partie, il s’en fout bien. Il écrase longuement la cigarette sur le sol lorsqu’il l’a terminée, ses lèvres tressaillant encore d’une hargne qui l’habite de plus en plus souvent. Heathcliff est en colère. Pour longtemps.
1991. Toutes les nuits résonnent les cris des fers à souder sur les coques et les plaintes des os rouillés des ouvriers. Le gamin s'abîme les mains sous les étoiles, avec un perfectionnisme qui lui est spontané mais superflu. Ramassé dans la rue par un berger du chantier, il s’accroche à ce nouveau gagne-pain ; il ne sait rien faire d’autre que ce qu’on lui demande, de toute façon. Des années à vagabonder sous l’ombre des grattes-ciel, à droite à gauche, dans le dos de la justice ou sous son œil vigilant, s’abreuvant d’expériences uniques et façonnantes. Il connaît les choses parce qu’il les a senties vibrer sous ses mains ; il connaît les autres parce qu’il les a vus éponger leur front à ses côtés. Heathcliff l’ouvrier solitaire, un peu moins outsider mais tout autant mélancolique, réclamant quelque chose pour boucher le trou que fait son corps, juste là, au dessus de l’estomac.
2000. Alice comble le manque, un temps. Le fin corps blanc ressort sur sa peau à lui, noircie par les heures passées sous le soleil du port. Il travaille la journée maintenant, et quand il rentre, le soir, les poêles crépitent dans la cuisine et les baisers sont tout doux sur ses joues. Il la trouve si jolie qu’il fait des folies. Un jour, il achète un piano et se met à lui jouer maladroitement des chansons d’amour. Il l’aime tout d’un coup, sans retenue, et s’il a peur de la casser en la chérissant trop fort, elle le rassure, au creux de la nuit, quand elle murmure encore. Les plus beaux jours de sa vie.
En 2002 naît le fils et vite, vite, comme des gamins affolés, ils courent échanger des petits ronds dorés pour se marier. Dans la poitrine d’Heathcliff, la plaie est silencieuse, rassasiée. Il l’entend presque ronronner, parfois, tel un vieil ami oublié.
2004. Affamé, l’océan engloutit 250000 personnes de l’autre côté du globe. L’éclat ricoche, Heathcliff trébuche. Tout se casse la gueule. La famille de la jolie Alice riait sur une plage du Sri Lanka, cet hiver-là et maintenant, la jolie Alice ne sourit plus. Un temps, il s’acharne à la réparer, comme il l’aurait fait avec les cargos fissurés. Alice n’est pas un gros bateau, c’est une jolie fille au cœur en miettes, et les mains d’Heathcliff sont bien trop larges pour en ramasser doucement les morceaux. Sa voix se fait plus rauque quand il lui parle ; il est face à un boulon récalcitrant et s’agace, s’énerve, se lâche. Le dîner n’est plus prêt quand il rentre ; il attend désormais en râlant, un goulot entre les doigts, les lèvres à l’envers. Détestable. Il se met à gueuler, la barbe d’un vieux loup sur les joues, pour outrepasser les cris de son fils et les larmes de sa femme. Arrête de chialer, Alice. C’est pas en chialant que ça va s’arranger. Arrête de chialer, Alice, tu me donnes pas envie quand tu pleures.
Ils dépérissent. Elle, la plus forte dans son petit corps frêle, lucide face au cataclysme. Lui, avec ses grosses pattes maladroites, lâche comme sa mère, fuyant l’infamie dans le fond des bouteilles. Heathcliff se cache sur le port et revient tard, quand elle fait semblant de dormir. Pour oublier, il frappe sa ferraille, répétitivement, et parfois, lorsqu’il ouvre les yeux, la ferraille pleure et s’appelle Alice.
2009. Enfin, elle s’enfuit. Il la retient à peine. La brûlure viendra ensuite, après l’interminable procès, quand la femme et l’enfant lui seront définitivement arrachés. L’alcool coule sur son menton, imbibe ses vêtements, noie son âme. Les gars du chantier n’y sont pas indifférents, et bientôt, Heathcliff est sans boulot. Il a vingt-ans à nouveau, les mains dans les poches, le trou dans les tripes, les mains se refermant dans le vide. Il attrape les bouteilles, les vide et se vide. Sa peau redevient translucide dans l’obscurité de sa piaule ; il a vendu le piano pour quelques litrons.
2013. Une lettre, d’une jolie écriture manuscrite qu’il reconnaît. Alice ne lui pardonne pas mais fait un pas en avant, toute formidable et hardie. A onze ans son fils à besoin d’un père, et si le père veut voir son fils, elle s’occupera de rédiger des papiers avec ses avocats. Alice s’occupait toujours des papiers, lui les avait toujours trouvés absurdes.
Lentement, lourdement, il émerge. Accroché à cette chance qu’elle lui offre, il s’évertue d’en être digne. Les AA. Les CVs. Le rasoir sur sa mâchoire un temps disparue. Les sourires d’excuse au gamin, quand il le voit. C’est un beau gamin, intelligent. Tellement intelligent qu’il ne lui pardonne pas.
Maintenant qu’il a récupéré son travail au port, il prend le train pour rentrer tous les soirs. Et à la gare, quand il attend, il s’installe au piano public et fait ses gammes. Parce que les gammes c’est important.