« All we do is live inside a cage »
« Dit maman, est-ce que papa, il t'aime pour de vrai ? » Phrase enroulée d'une innocence désarmante. Les mots sont trop faciles à sortir quand on a cinq ans. Les mots ils se jettent hors des lèvres minuscules, sans vraiment faire attention, ils se précipitent par-dessus bord, sans arrière pensées, sans intention de blesser. Ma mère, une femme au parfum étouffant, à la beauté marbrée et au rouge à lèvre hypnotisant, une femme d'habitude si calme, une vénus d'un blond éclatant, m'avait fait sentir le poids de ma question du plat de sa main contre ma joue. Je crois que c'est là que la première fissure est apparue. Mais quand on est jeune, trop jeune pour comprendre les paroles des grands, on essaie de déchiffrer la situation à tout prix, on essaie d'en savoir plus, on essaie, quitte à en prendre des baffes. Le même refrain face au paternel, une réaction sans ressemblance, une réaction en silence, celui qui m'a fait quitté la pièce parce que l'air s'était transformé, pression aussi imposante que son bureau. Et les années se sont passées, ternies par l'absence persistante d'une quelconque stabilité. Oh, les estomacs étaient rassasiés oui, les corps couverts par de la soie, des bordures dorées au coin de chaque nouvelle année qui se mourrait entre les verres de champagne et les colliers de perles. Mais le cœur d'une enfant, lui, il a besoin d'apprendre comment aimer, il a besoin de connaître la douce chaleur de bras réconfortant, il a besoin de savoir les mots qu'il faut prononcer. J'étais la plus souriante des gamines, la plus rayonnante même si vous demandiez aux voisins, ou au personnel de maison. Pourtant déjà, le masque du bonheur s'étalait sur mon visage de poupée blonde. Les apparences, les faux semblants, la grandeur d'un nom, l'importance d'un métier bien rangé, digne d'être admiré, les mensonges inavoués, les vérités séquestrées par des bouches cousues. Ce sont avec eux que j'ai grandie, pas avec une famille soudée et présente.
Les études, elles ont vite été trouvées pour moi. Moi, l'enfant amputé d'un cœur, la gosse à l'amour effacé. J'ai décidé de trouver la chose qui ferait sourire papa, maman, j'ai décidé de me lancer dans le domaine qui m'exténuerait encore plus, humainement parlant. Oui, moi, depuis que j'avais ce poupon en plastique, je jouais pas à le nourrir, non, je passais mon temps à le soigner. Médecin que je voulais être, alors médecin je suis devenue. Les longues nuits d'été à potasser, les centaines de marqueurs bousillés, les fêtes ratées, les amitiés ruinées, les amours perdus. C'est vrai, ça m'en a coûté de poursuivre les blouses blanches au travers de mes livres d'anatomie. Mais pour rien au monde je changerai cette décision, parce mon cœur il s'est mis à battre lorsque j'ai vu mes parents pleurer, lorsque, enfin, leurs mots transportaient de la fierté sur leur dos, lorsque après tant d'années, ils étaient d'accord sur une chose et leurs bras joints m'avaient étreints d'une force formidable. Mon cœur il s'est mis à battre alors qu'officiellement j'avais obtenu le diplôme de médecine, alors qu'officiellement, j'avais été comme reconnue comme quelqu'un avec assez de valeur, la fille unique qui enfin, enfin bon dieu avait réussie.
Mais la famille c'est important n'est-ce pas ? Faut pas la renier, non surtout pas, après tout c'est son nom que je porte, après tout c'est pas comme s'ils m'avaient tout donnés. Amas de conneries que j'avais servi à l'ouverture de l'entreprise, moi à sa tête, le paternel admirant les fleurs par la racine. Cancer du poumon, il n'avait pas eu de répit. Fumeur de carrière, il en a aspiré de la nicotine, à croire qu'il avait fini sous perfusion, directement, pour plus de rapidité. Colère de l'enfant unique face à la veuve délaissée. Malgré moi, ma blouse de médecin s'est retrouvée pendue dans un coin du placard, bien vite remplacée par les vestes noires qu'on m'obligeait à porter.
Le métier est rude, les contrats à signer, les réunions à endurer, endurer les regards, les remarques, le sexisme et les sous-entendus de ces jaloux plus âgés. Les esprits déçus de s'être fait voler la place par une gamine, une enfant qu'ils murmurent même dans les couloirs, quelqu'un qui ne connaît même pas les grandes ficelles du métier. Ce qu'ils ne savent pas, les porteurs de cravates c'est que depuis l'enfance le commerce coule dans mon sang. Des heures entières passées à jouer dans le bureau du père, contre le parquet ciré, des heures à l'écouter parler des langues inconnues, jusqu'à vouloir m'y intéresser. J'ai presque cru qu'il allait se mettre à pleurer le père, sa fille unique qui s'intéressait à ses histoires de chiffres et de stock, quoi de mieux pour lui, c'est vrai. Et le paternel et peut-être en train de manger les pissenlits par la racine, mais la mère, elle est toujours là, elle. Elle vit toujours dans la maison d'une enfance que je préfère oublier, une grande maison trop vide pour sa propre santé mentale. Tel l'avocat du diable perchée sur mes épaules, les griffes avidement plantées, incapables de lâcher. Puisque tant que les billets verts arrivent, tant que les factures de pressing sont réglées, tant que je subviens à ses besoins, que je l'entretiens, elle est là, elle va bien, elle maintient son train de vie si précieux. Bien sûr oui, bien sûr qu'elle fait une grand-mère exemplaire, amertume qui me retourne les entrailles lorsque je la vois tout sourire avec les enfants. Hypocrite de première toujours aussi incapable de dire à son propre enfant qu'elle l'aime.
« All I did was fail today. »
J'ai jamais prévu de me retrouver là, dans un quartier inconnu d'une ville aux deux facettes. New York, New York, c'est beau, ça fait rêver. New York, c'est des sourires étoilées sur les visages de centaines de personnes, c'est des yeux qui brillent d'une joie sans fin. Les lumières, le succès, la mégalopole par excellence, l'usine moderne où des milliers de personnes se pressent, chaque jour. Mais New York, c'est aussi les quartiers mal famé, les tags étranges sur les murs, les gens qui te regardent comme s'ils allaient t'écorcher vif. Ce soir, je me suis trop éloignée des néons, princesse perdue dans son royaume, la partie souillée du bois qu'elle ne connaît pas, celle où elle n'arrive pas à se sentir en sécurité. J'ai la tête haute, néanmoins, on m'a appris à pas la baisser, non, non jamais. Le regard fier, le visage droit, faut pas se plier aux peurs de l'esprit, faut pas se laisser abattre par les semblants et autres menaces de l'environnement extérieur. Non, moi j'ai un nom, moi j'ai une prestance, naturelle que disait mon père, moi j'impose le respect, moi on me regarde pas de haut, avec moi le mépris reste caché contre les dents jaunies de tout ces fumeurs de mentholés. C'est limite si ces séniles en costume d'un gris terne ils sont pas là, à se prosterner à mes pieds. S'ils savaient. S'ils savaient que moi, je ne suis plus qu'une coquille vide, un robot passé en mode automatique, une enveloppe d'acier aussi froid que des flocons perdus sur un visage lors des premières neiges. S'ils savaient tout ça, est-ce que j'aurai toujours droit au même respect ?
La vérité, c'est que je ne me suis jamais sentie méritante de ce respect, j'ai jamais eu l'impression qu'il m'allait. Enfin, oui, certes, j'en porte bien le costume, le masque me sied, mais je crois que mon visage commence à s'écailler derrière cette façade de papier. Je crois que le sourire commence à être figé, à se bloquer, comme si il ne redescendait plus, comme s'il n'était plus que ce reflex malsain, et tout le monde y croit, alors qu'en réalité, j'ai juste la bouche cassée. Le sourire y est mais le cœur lui, il bat juste. Il bat froidement, automatiquement, parfois, la nuit, alors que j'ai des bras chauds enroulé autour de moi, j'ai l'impression d'entendre les rouages qui s'actionnent dans ma poitrine. Soupir et je m'arrête. La nuit a depuis longtemps pris sa place dans le ciel automnal, et à en juger par la fumée qui s'échappe d'entre mes lèvres, cette nuit sera froide. Demi-sourire pour moi-même, juste parce que maintenant même l'extérieur correspond à l'intérieur. J'ai l'impression que mes entrailles ont fini par geler elles aussi, encouragées par ce vide de sentiments, de sensations.
Et pourtant, pourtant j'ai l'occasion de ressentir, pourtant j'ai des bambins dans ma vie, des âmes jeunes et ensoleillées, deux gamins aux rires si forts qu'ils devraient faire accélérer mon palpitant. Puis, j'ai un mari aussi, un homme, un fort, un grand, un robuste. Il est médecin même, il est de ce métier que j'ai dû abandonné, rêve d'une gosse réduit en cendre en même temps que le corps de son défunt père. Lui il est médecin et moi je suis à la tête de l'entreprise familiale, parce que y a que ça qui compte, vous comprenez, fallait pas perdre la prestance du nom, fallait pas que la chère famille tombe dans l'oubli. Ah ça, pour compter les billets y a du monde, par contre quand il fallait prendre soin des enfants, bizarrement, papa et maman n'étaient pas là. Mais malgré ça, moi l'amour, j'ai la chance de le connaître. Et celui ci porte définitivement un A en majuscule, presque même dessiné comme une enluminure d'un temps passé. C'est une jolie histoire qui épouse parfaitement les clichés d'une comédie romantique hollywoodienne. L'amour d'une vie rencontré lors des études à l'université, deux âmes réunies par une même passion, celle de sauver des vies, celle de pouvoir se donner, celle d'aider. Et il est resté le bel homme, parmi les larmes et les insultes acides, amertume d'une jalousie sans nom alors qu'il enchaînait les nuits de gardes pendant que moi je m’entraînais à parfaire mes compétences de présentation parce que papa se mourrait, parce que maman n'allait plus pouvoir se parer de perles et d'or sans papa. Le joli couple avait tenu, contre vent et marée. Je suis l'épouse du cliché, une bague magnifique qui orne la phalange, les diamants qui brillent, les initiales incurvées dans le métal précieux. Un mariage fait de blanc, des confettis qui virevoltent et des bouchons de champagne qui s'envolent. Gamine précipitée trop vite dans la hiérarchie d'une entreprise dont elle ne voulait pas, savoir que lui au moins, il était là, ça me donnait une sorte d'équilibre, je m'y étais habitué. Puis l'achat d'une maison, la naissance d'un aîné, puis d'un second. Je n'ai plus qu'à attendre que quelqu'un se décide à fermer le livre de ma vie, à terminer le conte de fée du fameux « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. »
Mais, moi j'ai mal au cœur ce soir, j'ai le palpitant qui tressaille un peu trop, comme si les gelures le long de ses parois augmentaient, comme si elles prenaient plus de profondeur. J'essaie de revenir sur mes pas, tournant ici et là au coin des rues, ne sachant pas vraiment où je me trouve. Et je parie que mon homme est mort d’inquiétude, je parie qu'il est là, à tourner en rond sur la moquette beige de notre chambre. Soupir alors que je m'arrête au milieu de la rue. Celle ci est déserte, peu rassurée je regarde un peu partout, essayant de déchiffrer les panneaux de chaque intersections, mais rien n'y fais. Perdue, je commence à rebrousser chemin lorsqu'une femme attire mes yeux, là, une demoiselle qui me semble convenable. Je cours presque vers elle, prête déjà à la serrer dans mes bras, juste parce qu'elle risque bien d'être ma sauveuse du soir. Les lèvres se tirent, s'étirent même, sourire courtois, timide, un de ceux qui ne collent pas à ma stature, à mon rôle. Les mots sont de mises aussi, ils s'envolent, tremblants, apeurés. Je me reprends à deux fois avant de réussir à parler, la voix trop basse puis trop haut perchée. La femme me regarde de ses yeux chocolats, un regard à s'y plonger, un regard à s'y perdre et je n'entends même pas ce qu'elle me dit, trop perdue dans les prunelles sombres pour l'écouter. Embarras sur mes joues, je réitère la question, la faisant répéter la réponse, voix chantante et ce sourire chaleureux, à faire fondre le morceau de glace ancré dans ma poitrine.
« You and me caught up in a dream, in a technicolour beat. »
Chaleur d'un corps derrière le mien, des baisers qui papillonnent dans le creux de mon cou, sourire contre mes lèvres. Sourire sincère, sans cassure, sans masque. La douceur d'un instant volé aux étoiles. Je me retourne, glissant mes doigts contre la joue mate, sourire léger qui se voile alors que mes yeux attrapent les chiffres lumineux affichés derrière son épaule. Le réveil indique une heure qui fait se serrer mon cœur et je rapproche mon corps du sien, le plus proche possible, étreinte que je n'ai même plus la force de maintenir, les muscles déjà liquéfiés à l'idée de devoir ressortir dans le monde froid et terne. Le nez plongé dans son cou, j'ai les paupières closes, le visage caché par ses boucles brunes, la respiration qui essaie de se calmer, parce que je ne dois pas y penser, faut pas, surtout pas non. Parce que si je commence à prévoir l'instant où le réveil sonnerait, tintement insonore, ultrason à m'en briser le cœur, alors je sais bien que je lui murmurerais les supplications qui me brûlent les lèvres à chaque instant. Celles qui lui parlent d'escapades et d'envolées. Celles qui prévoient que je jette cette alliance aussi loin que possible, que je cesse de porter les tailleurs et le masque de pierre, celles où le cœur bat sans entrave. Les paroles qui parlent d'un futur inatteignable parce que la vie est déjà trop passée, le sablier trop vide, les choses trop établies, incassables. Le visage dans le cou de la demoiselle, je passe les doigts dans son dos essayant de mémoriser les reliefs de son corps, le visage contre la peau halée j'essaie d'oublier à nouveau cette pâle réalité qui m'attends, une fois la porte passée.
Les habitudes bien trop facilement prise d'un cœur esseulé, parmi les mensonges et les excuses jetées sans regret. Facture mensuelle, parasite boueux dans la boite aux lettres d'une blancheur immaculée. Un loyer payé au Parking, le poids des nuits d'insomnie passées à sentir les mots dans mon cœur, à sentir la peau d'une demoiselle contre la mienne. Plaisir coupable, bien trop égoïste bien trop bon pour pouvoir m'en passer. Éclat de vie hors du temps. Le tout passé sous silence sans remords, sans rougeur contre mes joues, le mensonge qui ne fait même plus ciller. Un simple entrepôt pour stocker, un simple endroit pour le travail. Les mots trop simple que le mari gobe sans bruit, d'un sourire sur le visage, d'une pommette creusée sur la joue, d'un baiser sur le front, l'inquiétude qui quitte les traits tirés de son visage, rassuré de savoir que le versement inconnu n'était qu'une énième charge de l'entreprise de sa femme. Le secret d'un appartement perché à l'un des étages d'un immeuble rempli de vie. Les talons coupables claquant bien trop vite sur les pavés une fois la belle raccompagnée, les clés déjà dans la main, frémissante d'impatience à l'idée de retrouver la voiture qui leur appartient. Le trajet trop rapide jusque dans les beaux quartiers, loin de la cuisine fatiguée, loin du balcon dont la vue se résume aux points éclairés d'une ribambelle de building bien trop loin pour être touchés.
Les doigts se font plume au creux du dos halé. Les draps trop légers contre nos corps enlacés, les chiffres qui avancent trop vite, marqueur d'un temps qui s'écoule à la normale. Ça me donne presque le tournis déjà, sensation d'étouffement prématuré rien qu'à l'idée de retourner à la surface de cette bulle hermétique. Armure de plâtre m'enfermant loin de la réalité, bien loin de cette routine maladive,du cercle qui se répète, de ce poison qui s'infiltre au travers de mes veines, la nette impression d'un membre fantôme à la place du cœur. Et quand j'y pense, la vie est belle, la vie elle brille de ce soleil doré, elle est confortable cette vie, entourée de robe de chambre de satin et de perles blanches. Même les bambins ils sont parfait, une perfection fondée sur un nom hypocrite, une famille soit-disant réputée qui n'a jamais su donner un sens à ce concept. Et moi, je crains ne pas savoir ce que c'est, d'être une famille, unie, forte, normale. Puis, cette routine elle me ronge les entrailles, rouille qui vient abîmer la mécanique, qui vient encrasser les rouages du palpitant, et je ne sais plus vraiment combien de temps il me reste avant que la machine ne déraille.