Maman et Papa sont dans un bateau. Papa prend une barque et Maman retourne à terre, qu’est ce qu’il reste ? June.
June, June, June ma petite June. Tu n’as jamais compris pourquoi diable ton petit monde s’effondrait. C’était pourtant chouette, les vacances au bord de la mer ou les soirées dans le canapé, confortablement blottie entre ton père et ta mère. Pourtant, Papa te l’as expliqué au moins cent fois. Maman a trouvé un mec qui avait ce que papa n’aurait jamais. Un tas d’argent. June, quand t’étais gosse, tu pensais que ton papa était l’homme le plus riche du monde, tant il te couvrait de cadeaux et d’attentions. Mais en grandissant, tu t’es dit, c’est pas grave, ça sert à rien tout ça, je l’emporterais pas dans la tombe. Ton papa, ça a toujours été ton héros, et tu t’es pas remise de sa mort il y a trois ans. Percuté par un bus, parce que c’était un petit vieux qui se foutait bien de regarder avant de traverser. Mais à toi, il te disait de le faire au moins trois fois. Une fois à droite, une fois à gauche, une fois à droite. Mais depuis qu’il est mort, tu regardes au moins 10 fois avant de traverser.
Comme Maman était mieux lotie que Papa, c’est elle qui a eu ta garde, c’est elle qui a supervisé ton enfance. L’école un peu chère de New York les petites jupes à carreaux et les tresses qui tombent bien sur tes épaules. Ton beau père te croisait de temps à autre, et tapotait gentiment le sommet de ton crâne, en te disant que tu étais une petite fille sage. Mais tu l’as pas été bien longtemps. En grandissant, ça t’embêtais de voir ton père qu’une fois dans la semaine, ça te rendais dingue de voir qu’il n’arrivait pas à reconstruire sa vie, qu’il buvait un tout petit peu trop et qu’un rat se glissait entre tes pieds dans son appartement crasseux. Il disait, foutue guerre froide, foutu pays, enfoirés de capitalistes. Toi tu comprenais pas tout, et lui se ressaisissait avant que tu ne poses trop de questions. Il te demandait, ça a été, ta semaine ? Tu as de bonnes notes à l’école ? Et toi tu hochais la tête, tu grignotais les cookies qu’il avait acheté juste pour toi, lui n’aimait pas ces merdouilles industrielles.
À l’adolescence, ça s’est un peu corsé. T’as coupé tes cheveux pour que ta mère arrêtes de te faire des tresses, et tu déchirais sans remords les jeans que tu portais. Sans faire les 400 coups, il t’arrivait de sortir de chez toi pour te balader dans la ville, la tête en l’air et la clope au bec. Tu séchais les cours, parfois, t’aimais de moins en moins cette école privée, avec ces élèves prétentieux et ces professeurs pincés. En vieillissant encore un peu, il t’arrivait de faire ton sac et de te tirer en hurlant de chez toi, avant de te réfugier chez ton père, où tu passais une semaine, avant que ta mère ne vienne te chercher. C’est à cette époque que tu l’as rencontré. Un étudiant, un peu plus vieux que toi, qui se qualifiait de philosophe des temps modernes. C’est à dire qu’il zonait dans son minuscule studio en slip chaussettes, clope au bec et grosses lunettes. Mais il avait du charme. Beaucoup de charme. C’était un idéaliste et t’avais besoin de ça à l’époque. De quelqu’un qui rêve d’une justice sociale, d’une révolution. Puis t’as commencé des études de lettres, même si ta mère ne voyait pas ça d’un bon oeil. Tu aurais pu faire de l’économie ou de la science, sans aucun soucis. Mais ça te plaisais. Tu passais ton temps entre le studio d’Arthur, l’appartement de ton père, et parfois celui de ta mère. Si elle se faisait des cheveux blancs, ton papa était ravi de ce système. Il avait spécialement rangé son chez lui pour te faire plaisir, et il occupait ses journées entre ses cours à la fac et son potager. Ça aussi ça avait été une sacrée histoire. Il avait fait un cirque pour installer des bacs de terre sur le toit de son immeuble, et ainsi récolter quelques légumes, qui d’après lui, échappaient à la folie capitaliste. On te disais, il est un peu fou ton papa, mais tout le monde l’aimait comme ça.
Après, t’es devenue prof. Ça a été une autre histoire. Ta maman s’est arraché les cheveux cette fois ci. Sa fille, prof ? Le pire, c’est que t’as choisi d’enseigner dans un lycée public. Et de t’installer avec ton Arthur, le philosophe en slip. Même s’il mettait un costume pour aller enseigner à la fac. Vous aviez décidé de pas vous marier, parce que le mariage c’est une bêtise, et que ça veut rien dire. Vous étiez assez complémentaire. Lui semait le bazar, toi tu rangeais tout derrière. Il disait que t’étais psychorigide là dessus, et te félicitais de pas l’être au lit.
Et vous avez eu des gosses aussi. 2, c’est bien comme chiffre, une fille et un garçon, les enfants du bonheur. La première est née en 1997, le second en 1999, vous n’aviez pas envie d’en faire un pour 2000, tout le monde l’a fait. Et seuls les poissons morts nagent dans le sens du courant, vous vous disiez. Puis vous aussi, vous vous êtes séparé. Arthur a été demandé à l’autre bout du pays, et puis vous deux, ça s’était essoufflé. Alors il s’est tiré sans demander son reste quand les enfants avaient respectivement 8 et 6 ans. Ça t’a fait bizarre, de rejouer d’une certaine manière le drame de ton enfance. Mais c’est la vie.