Si il se souvient de ses années de service ? Ah, ça, vaste question ! Son souvenir le plus marquant est essentiellement cette nuit maudite entre 3 et la 4 Octobre 1993. C'est là qu'il a commencé réellement, violemment et durablement "perdre la boule". On l'avait envoyé, lui et son équipe, dans ce qui ressemblait à une mission suicide. C'était la bataille de Mogadiscio, en Somalie. Une sombre affaire. Le commandement avait largement sous-estimé les milices somaliennes, et on s'est retrouvé avec des tas de cadavres sur les bras. John Bickle était parmi les membres des forces spéciales déployées sur les lieux, et ce qu'il avait vu en Somalie dépassait déjà tout ce qu'il y imaginait. Il avait vu des charniers, il avait vu la famine, il avait vu les exécutions sommaires, et il y avait survécu. Il avait pris cela avec le sourire, jusqu'au 3 Octobre. Là, il put constater à quel point, de son aveu même "C'était le putain de merdier". Il a vu des frères d'armes laissés sur place, d'autres sauvagement caillassés, et lui-même a dû mettre ses valeurs au placard, le temps de flinguer hommes, femmes, enfants et chiens. C'était lui, son équipe et ses frères contre toute une putain de ville de psychopathes assoiffés de sang. Pas de démocratie, pas de politique, pas de sauvetage de pays ou d'opération de libération ... Non, cette nuit-là, il a surtout été question de sauver son cul, en mettant tout ce qui fait sa personne au placard, et en mettant toute sa foi dans une gâchette.

Ca vous change un homme.

C'est sûrement pour ça que sa femme finit par le quitter, le pauvre bougre. Elle ne comprenait pas, et elle avait les foies, elle aussi. Elle avait les foies contre la Guerre, contre le Gouvernement et contre l'Armée, pour lui avoir piqué son mari. John Bickle, jusqu'en 1993, il était rigolard, un peu pataud, mais bien rigolo. Il était le premier à plaisanter, à tout dédramatiser, à tout prendre à la légère, puisqu'après tout, il pouvait très bien mourir dans la nuit pour une broutille. Et puis vint véritablement la Nuit de tout les Périls, et cette nuit-là, ce fut comme une épiphanie : On vivait dans un putain de monde de merde, et il n'y avait plus rien à comprendre ... Alors John Bickle est devenu un foutu légume.

Ce n'était pas trop grave, au début, juste profondément écoeurant. Il considérait autant sa femme que sa famille comme des étrangers, ne se réunissait plus qu'avec des amis vétérans, pour boire et finir ses soirées au bowling, comme une bande de zombies consuméristes ... Et puis vint le moment où sa femme en vint à le tromper ... Et là, elle eût peur. Ce n'était plus le même John Bickle, non. C'était un véritable psychopathe, qui était revenu. Un psychopathe cocu qui tua sa relation.

Et pour cela, il écopa de quinze années de prison à Sing-Sing, où on apprit vite à ne pas l'emmerder. Le Monde de John Bickle a très longtemps été un monde de violence, un monde de violence que le milieu carcéral n'était pas prêt à accepter, et comme partout, on le laissa tranquille.

Destiné à repartir de zéro, à tout reprendre aux bases, c'était un John Bickle changé qui sortit du pénitencier. Un homme nouveau. Ce n'était pas très compliqué : sa femme avait divorcé, il n'avait droit qu'à des visites des gosses extrêmement réglementées. John Bickle était devenu religieux, et il avait pu étudier l'Histoire : il s'était persuadé qu'il y avait des raisons au monde, à tout cela, et c'est après un entretien encourageant avec le psychiatre et son avocat qu'on lui trouva une petite piaule sympathique dans le Bronx. Un endroit dur, mais un endroit qui ne poserait pas trop de soucis à un vétéran comme lui. Il emménagea avec le sourire, salua ses voisins, accueillit avec bonheur des anciens compagnons d'armes venus prendre de ses nouvelles ... Et puis le quatrième, le passé revint à lui. Il rentrait de l'épicerie, son sac à la main, et là, on vient l'aborder. Ils étaient sept. Avec des capuches, l'air méchant, avec un chien, et circonstance aggravante face à un vétéran de Somalie : ils étaient afro-américains. il essaya bien de raisonner, de dire qu'on avait pas à en venir là. Il acceptait qu'on le traite de gros lard, qu'on se moque de lui et de sa vieillesse, puisqu'après tout, c'était un peu ce qu'il était, un vieux con ventripotent ... Mais le chien, et surtout, les armes, ça lui rappela trop de mauvais souvenirs, et là, il perdit les pédales. Pour un simple cran d'arrêt, il dégaina son Colt et se mit à canonner sans réfléchir. L'espace de quelques secondes, il avait quitté le Bronx pour Bakara, et quand il eût fini, ce fut bel et bien le sentiment du devoir accompli que la peur de se faire arrêter qui dominait dans son esprit.

Un gentil nounours un peu bougon, c'est comme ça que l'avait défini son avocat, quand on l'avait interrogé au poste. Il était évident qu'il ne pouvait pas avoir dégommé autant de bonshommes pour faire son malin. John Bickle était gentil, serviable. Un vrai nounours. Il ne fallait juste pas, jamais, ô grand jamais, tenter de le contrarier ou d'aller à son encontre.
Si on tente de contrarier John Bickle, on ne tarde pas à comprendre sa douleur.