1. Aileen, elle a tout plein de mauvaises habitudes. Y a la clope du matin, celle qui fait hurler son entourage depuis au moins une dizaine d’années, qu’elle se glisse entre les lèvres alors qu’elle est toujours endormie, avant la douche, pendant qu’elle prépare le café. Y a le whisky qui remplace trop souvent le lait dans ce café. Y a aussi ses doigts qui jouent dans ses cheveux quand elle est anxieuse, les abimant un peu. Ça fait pousser des cris à son coiffeur alors elle s’excuse en regardant ses chaussures, comme une enfant. Et, comme une enfant, elle recommence le lendemain 2. Aileen, elle se passionne pour les « astuces de grand-mères » : shampoing aux œufs, dentifrice au bicarbonate, vaisselle aux huiles essentielles. Ce genre de bricolages plus ou moins foireux, c’est la première chose qu’elle cherche dans les magazines féminins. Mais ça marche jamais alors elle s’énerve, elle se sent conne et elle se promet de ne pas recommencer. 3. Presque toujours de bonne humeur, Aileen vit ses émotions à fond. Le monde la fait rire, le hasard l’amuse, les gens l’émeuvent. Le bonheur est une affaire sérieuse et c’est pour ça qu’elle prend tout à cœur, Aileen, s’impliquant dans chaque chose à fond. Au bureau, ils l’appellent « la tornade » parce qu’elle est toujours en train de courir dans tous les sens ou faire plusieurs choses en même temps. Faudrait la voir quand elle débarque au restau pour un rendez-vous d’affaire avec ses sacs et dossiers qui débordent de ses bras, le portable coincé entre l’épaule et l’oreille, et le rire au coin des lèvres. 4. Aileen, elle s’emmerde pas avec les formalités. Elle tutoie tout le monde, elle ne serre pas les mains mais elle embrasse. Elle se sent chez elle partout. Ça en irrite certains, qu’elle soit capable de se servir dans le frigo chez des gens qu’elle vient de rencontrer mais elle ne s’en rend pas toujours compte. Elle dit qu’il faut la prendre comme elle est et que la vie est trop courte pour se formaliser. 5. Aileen, elle est un peu tête en l’air. Y a souvent des choses qu’elle oublie. A Dublin, elle avait par exemple un contract tacite avec ses voisins qui lui permettaient de passer par leur jardin pour qu’elle rentre chez elle par derrière après avoir oublié ses clefs à l’intérieur. Ils avaient même fini par installer une échelle de façon permanente le long de la haie séparatrice. 6. Le tabou ultime dans sa famille c’est son grand frère : mort de leucémie à 5 ans. Aileen n’en avait que 3 et ne se rappelle de rien mais le non-dit flotte au dessus des repas de famille, serre les gorges et mouille les yeux depuis toujours. C’est peut-être pour ça qu’Aileen a des rapports conflictuels avec ses parents. Elle les aime et retourne souvent les voir mais il y a toujours entre eux quelque chose d’un peu à côté dans leur amour qui s’exprime parfois trop et parfois pas du tout. Ça lui fait mal, Aileen, quand elle a l’impression que ses parents la regardent en se demandant pourquoi c’est elle qui a vécu. 7. A l’école, aussi bien en primaire qu’en secondaire, elle traînait beaucoup avec Cahal. Elle le poussait souvent à faire des conneries pour ses beaux yeux, le gardant pourtant bien enfoncé dans la friendzone. Elle se rappelle notamment toujours avec émotion, des larmes de fou rire dans les yeux, de cette fois où elle l’avait convaincu de faire sonner l’alarme incendie. L’ensemble de cet évènement l’avait rendue hilare : que ce soit quand ils se demandèrent, du haut de leurs 12 ans, comment on brisait la vitre, quand l’alarme, beaucoup plus stridente que prévu, leur arracha un cri, ou encore la cavalcade dans les couloirs qui s'en suivit. Ce fut un peu moins drôle quand ils se firent prendre mais les heures de colle n’étaient pas si désagréables puisqu’ils pouvaient les passer ensemble. 8. Un peu plus tard dans l’adolescence, et comme beaucoup de filles de l’école, elle eut un crush pour Ira. Le genre pas discret, à le suivre des yeux dans les couloirs et rougir quand leurs regards se croisaient. Pendant cette période, elle demanda de plus en plus souvent à Cahal si elle pouvait venir faire ses devoirs chez lui, avec l’espoir secret de croiser Ira à la maison, puisqu’elle savait bien comme les cousins étaient proches. Ira se laissant approcher et une chose en entraînant une autre, elle finit par coucher avec lui. Pourtant, alors qu’elle se voyait déjà aller au bal de promo avec le mec le plus sexy du Lycée, il lui fit comprendre que c’était l’histoire d’une fois et qu’ils ne partageraient rien. Ça lui brisa le cœur et elle fut invivable pendant des semaines, méchante gratuitement avec tout le monde, transformée en véritable queen bee redoutable. Même Cahal faillit s’en prendre une, pour le manque de compréhension qu’il affichait, lui qui avait toujours été là pour elle. 9. Il y a un autre Donnelly qui a eu un impact significatif sur sa scolarité : Siobaigh. Ils sont, encore aujourd’hui, les deux seuls à le savoir mais sans l’aide de Sio, Aileen n’aurait peut-être pas réussis ses examens. Ça a commencé quand elle avait 16 ans. N’osant avouer à personne qu’elle était perdue en sciences, elle était allée se réfugier dans la bibliothèque de l’école – désertée par tout élève tenant à sa réputation – pour essayer de comprendre et de terminer ses devoirs sans personne pour la voir s’arracher les cheveux. Elle en était à sentir ses yeux se gonfler de larmes quand un petit bout de 9 ans est venu à sa rescousse. Reconnaissant le petit frère de Cahal, elle lui résuma l’étendue du problème en espérant obtenir sa compassion, sans s’attendre une seconde à ce que lui, un petit soit capable de l’aider. Il suffit pourtant à Siobaigh de quelques mots pour la sortir de son désespoir et lui faire comprendre l’incompréhensible. Heureuse mais un peu honteuse, elle n’en parla à personne, détournant même la conversation quand il abordait innocemment le sujet de ce « tutorat » – devenu rapidement récurrent –  en public. Ce fut elle qui, bluffée par son intelligence, lui parla d’Oxford pour la première fois. 10. « Les années Fac » furent les années bohèmes. Aileen vivait de rien dans une cité universitaire où elle n’avait qu’une petite chambre. Ce n’était pas grave parce que, finalement, elle était chez elle dans tout l’immeuble. Elle sortait beaucoup, commença à fumer la clope. Elle se prit de passion pour des causes à défendre, organisant même des manifestations, bref, elle se prenait au jeu de l’étudiante s’investissant à fond comme pour toute chose dans la vie. 11. Pendant deux des années de la fac, elle fut en couple avec une femme, Laetitia, venue du Corse pour faire ses études à Dublin. Drôle d’idée, drôle de couple, drôle d’époque pendant laquelle Aileen avait cette impression constante qui lui manquait quelque chose, ce qui continuait de la pousser vers toujours plus : toujours plus d’expériences, de sorties, d’investissement dans une vie qui ne remplissait pourtant pas toute sa poitrine. Heureusement qu’elle avait toujours Cahal, au bout du fil, pour tout lui raconter. 12. La seule chose qu’elle emporta de la cité universitaire après ses études fut Maria, son plant de cannabis. Aujourd’hui Maria trône fièrement dans le salon de ses voisins à Dublin parce qu’il aurait été plus que difficile de lui faire passer la douane. Aileen, c’est pas le genre de fille qui se drogue mais Maria, c’était la symbolique d’une autre vie, un anarchisme vert qui la rassurait. 13. Aileen, ça fait 5 mois qu’elle est enceinte. Parce qu’il y a eu ce jour, à Dun Chaoin, où elle a revu Cahal. Il serait difficile d’expliquer ce qui s’est alors passé pour elle. Quelque chose comme une déferlante de sentiments, une avalanche aussi puissante qu’inattendue. Des sentiments oubliés, une forte nostalgie, l’impression d’être entière à nouveau. Le sentiment que c’était ça qui lui manquait, que c’était lui qui lui manquait. Pour autant, la grossesse n’était pas prévue et le mariage non plus, imposé par leurs familles. Aileen, elle a l’impression que c’est ça qu’elle veut, même si ça fait peur, même si c’est trop rapide, même si c’est n’importe quoi. 14. Elle bosse dans la publicité. Sa boite a accepté de la transférer à Madison Avenue, et ça, ça lui plait parce que, maintenant, elle marche sur les pas des Mad Men si connus. 15. Aileen, elle a beau être dans les personnes les moins violentes de la terre, elle se laisse pas marcher sur les pieds. C’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler une faible femme. Alors peut-être que ce sont ses gênes d’irlandaise ou peut-être une tendance au féminisme mais elle peut cogner, de temps en temps. Que ce soit pour se défendre ou pour marquer son désaccord, même si elle n’admettra que le premier dans une conversation.