Et même si en apparence tout va bien, même si en surface tu souris, tu ris, tu gueules, tu embrasses, tu emmerdes, tu vis, ça ne veut rien dire. Parce que parfois certaines choses sont si bien enfouies que l'on ne soupçonne en rien leur existence.

Papa ? Papa où tu vas ? La petite blonde au regard brillant dévisage son père sans comprendre alors que celui-ci, le visage encore rouge de colère après sa dernière dispute avec sa femme, se radoucit un peu en croisant les yeux de sa gamine. Un instant, il se remémore leurs instants passés, la petite perle qu'est sa jolie Zohra, et les images défilent dans sa tête comme un film. Et pourtant, il l'embrasse sur le front sans rien dire, sans plus de cérémonie, sans un mot, sans rien. Et il s'en va sans se retourner. Il s'en va comme ça, comme s'il partait en voyage, comme s'il allait revenir dans quelques jours, quelques semaines, peut-être quelques mois. Mais non, non Zohra, papa ne reviendra pas. C'est pour de bon Zohra, papa s'en va. Papaaaa ! Calvin retient sa petite sœur par le bras alors qu'elle se met à pleurer à chaudes larmes et il l'attire contre lui. Les petits poings de la gamine martèlent sa poitrine encore et encore jusqu'à l'épuisement, évacuant sa colère de petite fille à présent sans père.


Papa,
Ca fait très longtemps que je ne t'ai pas écrit. Des années, en fait. Je sais que tu ne lis rien de tout cela, ou peut-être que si, si tu as quitté ce monde et que tu m'observes de là-haut… Je sais pas, j'en sais rien. Et j'ai arrêté de me poser la question finalement. Mais ça me fait du bien de t'écrire, alors me revoilà.

Papa, c'est dur ici, c'est dur New York. C'est dur mais j'y suis bien. Je tague encore, toujours, et j'ai pas mal de projets pour mon boulot, alors je m'en sors bien ces derniers temps, niveau fric. Ah oui, c'est vrai, je t'ai pas dit. J'ai réussi mes études et je suis graphiste free-lance maintenant. C'est le plus beau boulot du monde, j't'assure. Et j't'ai pas dit non plus, je me suis fiancée avec Jack ! Oui Jack du lycée, il m'a suivi ici, et à présent on vit tous les deux dans un petit appart dans le Queens. Mais comme j'ai dis, c'est dur ici, la vie n'est pas toute rose. Puis bon tu sais, j'ai fais pas mal de conneries ces dernières années… J'ai testé tout un tas de trucs illicites, parce que quand ça allait pas, j'avais envie d'oublier. Mais ce n'est pas ma faute p'pa. C'est la faute de maman. C'est à cause d'elle si j'ai fait tout ça, si j'suis comme ça maintenant. C'est à cause d'elle si j'suis tombée en dépression, si j'ai fait autant de conneries. Et personne n'a rien remarqué, personne sauf Jack. Tout le monde s'est dit que c'était une crise d'ado, j'imagine... Enfin bref.

Elle n'a pas été forte. Elle ne le sera jamais, même si elle s'est améliorée. Et jamais j'pourrais lui pardonner. J'ai une cicatrice de dix centimètres sur la cuisse, tu te rends compte ? Et ça partira jamais. Jamais. J'aurais toujours cette trace d'elle sur moi, et ça me tue. J'me sens blessée, comme si ma plaie ne s'était jamais arrêtée de saigner. Elle a beau ne plus boire au point de ne plus tenir debout, j'vois dans ses yeux que ça ne va pas, toujours pas. Et je sais qu'elle continue à cacher des bouteilles dans sa chambre, j'le sais, j'le sens. Moi j'suis forte papa, beaucoup plus qu'elle, beaucoup plus. J'passe pas mon temps à pleurnicher comme elle le fait, j'fais quelque chose de ma vie moi. Elle, elle ne fait rien. Elle n'a pas d'amis, elle ne sort pas, elle tente désespérément de se racheter auprès de moi en pleurnichant. Mais ça ne marche pas, ça ne marchera jamais. Enfin passons...

Noah et Calvin vont bien. Je ne les vois pas souvent, ils sont loin maintenant, de l'autre côté de l'Atlantique… mais je les aime plus que tout tu sais. Quand je les regarde tous les deux, c'est toi que je vois. Tu es dans leurs yeux, dans leurs mimiques, dans leurs sourires... T'es partout, et ça me tue. Parce que tu me manques papa. J'sais pas où tu es, ni c'que tu fais, mais tu me manques. Et j't'en voudrais jamais pour c'que t'as fait, j't'en voudrais jamais de m'avoir laissée.





JACK ! JACK DEBOUT ! JACK RÉVEILLE TOI ! JACK ! Elle le secoue, elle le balance d'avant en arrière puis sur les côtés, elle le frappe, le relève, le repose, mais elle ne le lâche pas. Elle ne veut pas le lâcher, elle ne veut pas accepter. C'est impossible, tout bonnement impossible. Elle crie, elle hurle à l'aide, elle s’époumone, elle n'arrive plus à respirer, elle ne sent plus rien, elle brûle de l'intérieur, elle meurt. Ses yeux envahis par les larmes distinguent à peine les formes et les couleurs, de toute manière tout est gris, noir, foncé, moche, ignoble. Ca sent la mort, ça pue la mort, ça pue la fin. Elle tremble de tout son corps, elle a peur, elle a mal, elle veut mourir, elle veut partir. C'est pas possible, non c'est pas possible. Elle le secoue encore, encore, encore. Il va se réveiller, il dort, il va se réveiller. JACK ! Ses doigts sont agrippés à son t-shirt et n'en démordent pas, son regard quant à lui n'arrive à se poser nul part, il vire à gauche, à droite, sur Jack, sur la rue, sur les gens, sur les ombres difformes qui dansent devant elle. Non. Non elle n'y croit pas, non ce n'est pas possible. Elle crie encore, elle hurle à n'en plus pouvoir pendant ce qui lui semble être des heures. Puis soudain, on l'attrape par les bras et on la tire en arrière. NON, JACK ! NON LÂCHEZ MOI, JE DOIS LE RÉVEILLER ! LÂCHEZ MOI ! LÂCHEZ MOI PUTAIN ! Elle se débat telle une lionne, un chien enragé, et refuse de quitter le corps inanimé devant elle. Elle ne veut pas le quitter, elle ne veut plus le quitter, ils sont fiancés putain... Ils sont fiancés... Finalement, son corps lâche, ses muscles lâchent, et les ombres difforment l'emportent dans la nuit au milieu de ses hurlements de désespoir, sombres vestiges d'une fin tragique.

Sa vue se trouble, tout devient flou, et le paysage change. Elle change.

Elle est debout, une rose rouge à la main, et elle pleure. Son corps est froid, sa tête est froide, elle se sent vide. Vide de vie, vide de sens, vide d'espoir, vide d'envie. Vide de tout, vide de lui. Elle n'est plus rien, à présent, elle n'est plus rien sans lui. C'était lui qui l'a sortie des emmerdes, c'était lui qui l'a poussée vers ses études de graphisme, c'était lui qui l'a guidée, c'était grâce à lui qu'elle s'en sortait. Et maintenant ? Maintenant il est là, dans une boite en bois, sans vie. C'est lui, qui aurait du vivre. C'est lui, qui aurait du continuer sa route. Le prêtre parle, déverse des paroles sans queue ni tête dont elle se fou complètement, et dont elle sait qu'il se fou complètement aussi, allongé dans son lit de mort. Et ça la ferait presque sourire, si elle ne portait pas tout cela sur les épaules. Finalement, toute cette foutue cérémonie touche à sa fin et les gens disparaissent peu à peu. Il ne reste plus qu'elle et lui, en tête à tête. Elle reste là longtemps, debout devant le cercueil d'ébène, à fixer le bois noir sans bouger, sans rien dire. Et finalement, la première larme de honte finit par tomber et maculer le cercueil brillant. C'est ma faute Jack. Je suis désolée... Elle chuchote, mais il l'entend, elle le sait. Elle lâche sa rose dans la tombe et s'en va, sans plus de cérémonie, les larmes inondant à nouveau ses joues, son cou, son chemisier sombre. Elle s'en va honteuse, coupable. Elle s'en va parce qu'elle a mal.