Tennessee semblait réceptif, pas rancunier pour un sou. Elle espérait que ce soit réellement le cas, qu’il ne fasse pas le faux-semblant. Elle préférait qu’on lui dise les choses, elle qui avait tant du mal à capter les subtilités. C’était un véritable handicap dans le monde dans lequel ils vivaient. Ne pas reconnaitre le faux du vrai et le vrai du faux… Elle vivait trop au premier degrés, peut-être. Ou était-ce les autres qui ne réussissaient pas à communiquer correctement avec elle ? Quoiqu’il en soit, elle entra timidement en compagnie de Tennessee. Elle le regarda alors qu’il commença à parler. Il ne changeait pas, apparemment. Il avait toujours sa bouille d’ourson, ses petits yeux rieurs et enfantins, ses épaules larges aux bras musclés dans lesquels on souhaitait s’y blottir. Elle se demandait s’il ferait un bon coussin.

« - Te droguer ? Mais pour quoi faire !? » elle lui sourit.

Elle le suit dans la cuisine, comme une automate et se retrouve un peu ébranlée lorsqu’il lui sort un long monologue. Elle ne comprend pas trop au début puis elle se rend compte peu à peu que son absence l’avait véritablement touché. Au fur et à mesure, elle culpabilise et se dit qu’elle lui avait fait du mal. Elle n’ose presque plus porter son regard sur lui, au contraire, elle le fuit presque.
Siobhan a l’impression de ne pas mériter tous ces gentils mots, tous ces compliments…

« - Oh… »

Non vraiment. Elle n’aurait jamais pensé qu’il serait autant attaché à elle. Son problème vient de là : Siobhan n’a pas l’impression de marquer les personnes. Alors parfois, elle s’en va ou ne s’en préoccupe plus et elle fait du mal aux gens. Certains, ceux qui ont le coeur gonflé de fierté, passent au-dessus pendant que d’autres se demandent pourquoi et se torturent l’esprit.

« - Je… Je suis désolée. C’est vrai que j’aurais du prévenir ou t’envoyer un petit sms. »

Et ça devait être dur pour lui, de voir qu’elle postait des photos sur sa page Facebook sans jamais rien lui dire, en privée. C’est vrai qu’elle aurait du envoyer un texto, déjà pour le prévenir qu’elle partait en vacances et qu’elle ne serait pas toujours disponible. C’est vrai qu’elle aurait du l’appeler et lui raconter une de ses journées pour qu’il n’ait pas l’impression qu’elle l’oublie. Seulement, comme dit plus haut, Siobhan pensait qu’elle ne comptait pour personne. Et c’était franchement triste.

« - Ou j’aurais peut-être du te prévenir… Quoiqu’il en soit, je peux te jurer que j’ai pensé à toi là-bas. J’avais seulement besoin… De… Comment dire ? De prendre mes distances avec New-York. »

Et tout ce qui l’entourait.
Elle devait prendre ses distances avec Raff, avec Ugo, avec son taff, avec ses collègues et même avec Tennessee afin d’avoir les idées plus claires et revenir ici, le sourire aux lèvres. Et n’est-ce pas le cas ?

Siobhan ne comprend pas trop la réaction de l’aventurier. Elle ne comprend pas qu’il puisse lui reprocher quelque chose avant d’éclater de rire et de changer de sujet, comme s’il ne voulait pas les affronter. Elle fronce des sourcils et l’écoute attentivement. Pourquoi se sous-estimait-il ainsi ? Tout ne pouvait pas être de sa faute. Il avait, certes, de larges épaules mais il ne pouvait pas tout porter, le poids était considérable.

« - Tu sais, tu peux me dire si ça ne va pas avec moi… »

Mais Tennessee change de sujet et sa tentative échoue. Elle ne voulait pas le brusquer, ou alors remuer ce qu’il ne fallait pas remuer. Elle devait apprendre à aller de l’avant. Et c’est ce qu’elle comptait faire : elle était partie pour ça, prendre un nouveau souffle, se poser et réfléchir sur sa vie, sur ce qu’elle est et ce qu’elle aurait pu faire. Désormais, ça allait mieux. Elle prenait moins à coeur les choses, elle ne pensait plus au départ de Skylar, ni même à Jackie et encore moins à ses dérapages avec Raffaele ou Ugo. D’ailleurs, elle ne se retenait plus de rien. Elle faisait et voyait.
Elle voulait redevenir l’actrice de sa propre vie.
Elle attrape le verre de rhum que Tennessee a fait et le regarde, joue avec. Le liquide la fascine dans sa danse étrange. C’est si léger, ça semble être merveilleux. Elle se souvient des fois où elle s’était laissé porter par les courants de la mer, comme elle s’était sentie bien. Juste tout lâcher et se laisser porter, pour une fois.

Puis elle écoute de nouveau Tennessee qui lui dit qu’elle est belle. Elle lui sourit, en guise de remerciements. Lui aussi est beau, elle lui avait déjà dit. Elle lui disait dans son regard. Elle aimait ce regard tendre et doux, ce grand corps dans lequel on souhaitait se coller et s’y endormir, en sécurité.

« - … Hein ? » elle hausse un sourcil et n’écoute même pas quand il dit qu’ils vont trinquer.

En fait, elle le fait automatiquement. Mais elle ne comprend pas cette idée de « petit ami ». Idée totalement saugrenu puisqu’elle peinait à se poser depuis certaines histoires.

« - Petit ami ? »

Elle n’a pas le souvenir de lui avoir parlé d’un quelconque garçon. Alors évidemment, au début, elle lui parlait de certaines rencontres, de certains mecs qui lui avaient tapé dans l’oeil mais avec lesquels elle n’avait rien fait de plus. Rien fait dans le sens où elle n’avait pas tenté de construire une quelconque relation puisqu’elle se plaisait comme elle était. Et à l’époque, surtout, elle ne voulait pas s’embêter avec un « petit ami » si on peut appeler cela comme ça. Elle avait ses soucis avec les autres, avec Raff et Ugo notamment.
Elle rigole finalement.

« - Mais… Ten, tu sais bien que j’ai pas de copain. » elle continue de sourire (ou de rigoler, qu’importe) et boit une gorgée en tapant délicatement dans son verre « - Et pour ce qui est de la chance… Je ne sais pas si c’est une chance de m’avoir en copine. »

Les derniers en date n’avaient pas apprécié ses crises de colère. En même temps, Siobhan n’avait pas le chic de tomber sur des types bien. Mais elle ne retient pas trop le sous-entendu de la phrase, le côté fasciné de Ten. Elle ne voit pas qu’il en pince pour elle.

« - Crois-moi, vaut mieux que je reste célibataire ! D’ailleurs… » elle lui lance un regard, celui qui veut tout dire, celui qui retourne la question et lui tape dans l’épaule « - T’as une copine ? »

Siobhan sourit mais elle ne sait plus quoi dire d’autre, que faire, quoi enchainer après cet aveu plutôt glacial, bref et écourté. Elle comprendrait que Tennessee ne veuille pas parler d’amour, de filles et de conquêtes. Tout le monde n’exhibait pas aussi facilement cette partie intime de sa vie, même à des amis. Elle non plus d’ailleurs. En vrai, c’est surement parce qu’elle n’avait pas grand-chose à dire. Siobhan était une femme, célibataire et épanouie avec son corps. Siobhan savait plaire et elle profitait des occasions pour se taper un mec qui la branchait ou qui l’intéressait. Qu’importe. Et pas seulement Ugo ou Raffaele, d’autres garçons encore. On pourrait dire d’elle qu’elle est justement trop libre, qu’elle ne se respecte pas. Et mec, t’as vu, c’est la catin du 7è. Elle est plutôt bonne, ouais. Moi j’me la baiserais bien dans un coin d’rue.
Ouais, ouais, ouais.
Siobhan s’en tape de l’avis des autres. Il y a longtemps qu’elle a arrêté de les écouter, les gens. Ceux qui disent qu’elle n’est qu’une ratée, une pauvre meuf un peu trop sotte qui croit en trop de choses. Y a longtemps qu’elle les regarde en souriant. C’est facile. Si seulement c’était aussi facile avec ses parents, elle n’en serait pas là. D’un côté, elle déteste son père de ne pas réussir à l’accepter, d’un autre, elle ne peut que le remercier d’avoir été un véritable enfoiré. Et soudainement, alors que le silence s’installait doucement entre les deux, Tennessee recommence la conversation.
Et quel commencement ! Siobhan le regarde, attentive à ce qu’il dit. Elle ne saurait dire pourquoi mais elle adorait l’entendre parler, il avait une voix si attractive… Elle n’avait encore jamais osé lui demander de raconter ses voyages, ce qu’il a vu et ce qu’il a fait et elle se rendait compte qu’elle allait regretter. Mais Tennessee avait la particularité de toujours dire des choses intéressantes, même quand il ne fallait pas. C’est ça qui la faisait sourire et c’est pour ça qu’elle s’était attachée à lui.

Elle a l’impression de revivre une action, une scène passée. Celle où elle lui avait dit qu’elle n’avait pas besoin de chevalier blanc qui vienne la secourir, jamais elle n’avait autant tort. Elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider à garder l’équilibre. Il y avait bien Sway, par moment, mais il fallait la trouver la jolie fille à la veste de cuir. Il y avait Raffaele mais il était tout aussi instable qu’elle. Et puis les autres… Les autres ne l’aidaient pas plus que cela. C’était souvent Siobhan qui aidait les âmes brisées, qui redessinait les sourires sur leur visage comme elle le faisait si bien sur une feuille de papier.

Mais Siobhan ne voit pas où est-ce que Tennessee veut en venir. Elle ne doute pas des gens qui craquent sur elle, des hommes qui aimeraient l’avoir dans son lit. Elle ne doute pas les affinités qu’elle construit. C’était le grand problème de Siobhan : elle ne saisissait pas les subtilités. Et elle balayait – sans le vouloir – beaucoup d’opportunités. C’est triste d’avoir un souci avec la communication, le parler humain. C’est triste de ne pas comprendre les ambiguïtés, de ne pas savoir déchiffrer les mots. Et dans ces moments-là, Siobhan préfère décrypter les expressions faciales, discerner les lueurs qui se trouvent dans les pupilles.

Et elle comprend.
Enfin, elle croit comprendre.

Ses joues s’enorgueillissent délicatement de rouge. Siobhan est gênée, peut-être un peu flattée d’un autre côté. Mais elle a peur, peur de faire du mal à ce grand gaillard que voilà. Vous êtes bien beaux les loulous. Elle n’ose pas ouvrir sa bouche, de peur de mal s’exprimer – et c’est ce qui arrivera forcément. Peut-être devrait-elle faire semblant, feindre la compréhension, mettre ça sur le compte de la culture ou de la langue qu’elle ne maitrise pas encore – alors qu’elle y est habituée. Faire sa lâche pour éviter de faire du mal. Il devait le savoir pourtant qu’elle n’est pas une fille bien.
Ô Ten’, si tu savais comme tu mérites mieux.
Bien mieux qu’elle et ses fantasmes, elle et sa folie, elle et ses tatouages, elle et ses frasques. Parce que Siobhan avait beau le fasciner, elle n’en restait pas moins instable.
Mais aussi, elle n’avait jamais réellement connu l’amour partagé. Pour dire vrai, elle ne sait pas si elle est tombée amoureuse un jour – vous savez, l’étincelle tout ça tout ça. Et elle a déjà vécu l’expérience du gars brisé. Tout ça, à cause d’elle.

« - Je suis sûre que ce gars pourrait trouver mieux. »

Elle a le cœur qui bat fort, qui cogne contre sa poitrine comme s’il voulait sortir de cette cage bien trop oppressante. Est-ce qu’elle respire correctement d’ailleurs ? Et pourquoi fait-il soudainement chaud ? Elle préfère boire une gorgée, dévier légèrement le regard vers la bouteille qui se trouve face à eux.

Et si elle se trompait ? Cela faciliterait les choses.
Mais d’un autre côté, elle serait légèrement déçue.

« - Enfin, j’veux dire, il y a plein de filles qui sont moins compliquées. » et qui comprenne comment fonctionnent les gens

D’autres filles qui comprennent le concept de l’amour et des mises en couple. Des filles qui ne cherchent que cela, d’ailleurs, et qui le méritent réellement. Des filles qui aimeraient vraiment avoir un Tennessee Quatermain en guise de petit ami qui les protège durant la nuit.

Avec Siobhan, faut pas montrer qu’on est quelqu’un de bien.
Parce que Siobhan a tendance à fuir quand vous n’êtes pas une mauvaise graine.
Parce que Siobhan, elle croit ne rien mériter d’autres qu’un peu de souffrance et de cœur meurtri.
Et parce que Siobhan, sous ses airs de princesse égoïste, est une véritable altruiste.

Pas de doute ; Tennessee avait bel et bien craqué sur elle. Alors évidemment, il y avait des signes qui ne trompaient pas et peut-être que Siobhan s’était volontairement aveuglée. Elle avait aimé cette amitié, pensant naïvement qu’il n’y avait aucune ambiguïté et elle avait été bête – et égoïste – de penser que Tennessee ne veuille rien d’autre d’elle, hormis une simple amitié. Elle était consciente que ce n’était pas dans la nature de son aventurier d’être mesquin et intéressé – cela l’étonnerait qu’il veuille seulement son corps même si, sans hypocrisie, son physique y contribuait pour beaucoup. Seulement, Siobhan aimait cette relation platonique, ces rendez-vous entre deux amis qui n’attendent rien l’un de l’autre. Et là encore, elle avait été égoïste parce que ce n’était que pour son petit plaisir, sans jamais relever que Tennessee en pinçait pour elle. Et puis quoi ? Et la suite ? Que peut-elle lui dire ? Effectivement qu’il était grand, elle aussi était grande. Et comment lui avouer qu’autrement, elle était bien attirée physiquement par lui mais qu’elle ne voulait le perdre pour rien au monde ? Elle aimait ce privilège de se perdre dans les méandres des récits de voyage, de pouvoir se blottir dans ses bras sans se retrouver dénudée quelques minutes après. Apprécier ces moments partagés, chastement et innocemment. Seulement Tennessee en avait décidé autrement. Enfin, décidé… Il ne décidait pas mais Siobhan pensait sincèrement qu’on pouvait contrôler ses sentiments. Après tout, elle n’était jamais tombée amoureuse, elle ne savait pas ce que c’était.
Et c’était quoi ?
C’était quoi tout ça ?

Alors que Tennessee continue de se justifier – ce qui est tout à fait légitime, on essaie de se rattraper comme on peut dans ce genre de situation – Siobhan ne peut réellement poser son regard dans le fond de ses yeux, elle essaie de l’éviter. Eviter surement de dire trop de choses ou de ne pas en dire assez, ou qu’on interprète mal ce qu’elle fait, ce qu’elle dit, ce qu’elle pense. Elle panique peut-être légèrement. Siobhan pense dur comme fer que Tennessee est un gars qui ne mérite pas une fille pour une nuit et qu’il a le droit de connaitre une femme qui ne soit pas aussi bancale et autodestructrice qu’elle.

Elle a envie de lui dire non, de le repousser pour le protéger. Lui répéter une fois de plus qu’elle n’est pas quelqu’un de bien – pour lui ; pour elle aussi – et qu’il aille continuer sa vie. Mais Siobhan ne veut pas le perdre. Siobhan ne veut pas qu’il s’éloigne d’elle, qu’il la fuit lui aussi. Elle ne veut pas être abandonnée, revivre ces moments de vide qui tiraillaient incessamment son cœur déjà trop amoché. Et Siobhan, elle doit dire quoi ? Parce que Siobhan, elle ne sait jamais ce qu’il faut choisir comme mots et quand elle panique, elle crie. Elle crie et elle en veut à la terre entière parce qu’elle s’en veut à elle-même de ne pas avoir assez de jugeote pour arranger les choses. Et tu fais quoi, maintenant ?

« - Je… Je ne connais pas Celine Dion. Enfin… » si, elle connaissait, elle avait déjà entendu des chansons mais elle n’était pas une fervente adoratrice de la musique « - Je ne saurais pas te dire si c’est mauvais. »

Pour ainsi dire et pour éviter de s’enfoncer davantage. Elle se permet de se servir de nouveau – peut-être qu’en étant saoule, ça passera mieux ? -, de faire un cocktail, de passer à autre chose. Mais Siobhan était prise au piège. C’était maintenant ou jamais : elle le savait. Et c’est justement ça qui la perturbait et qui lui faisait peur. Le perdre. Elle l’avait bien remarqué que toutes ses relations partaient en vrille et jamais elle n’avait eu de réelles attaches qu’avec Tennessee, sauf peut-être avec Raffaele. Mais Raffaele, c’était autre chose, c’était une autre histoire et aujourd’hui encore elle regrettait beaucoup de choses. Cul sec. Allez, prends ton courage à deux mains.

« - Je ne comprends pas où tu veux en venir… Enfin, tu veux quoi ? » elle le regarde, cette fois, peut-être plus déterminée « - Je pensais qu’on était amis… »

Mais elle n’avait pas à le blâmer, elle n’avait pas le droit de lui en vouloir. Et quand elle baissa les yeux, elle se rendit compte qu’elle venait de faire une gaffe. Elle se mordit la lèvre. Elle ne voulait pas le perdre, vraiment. Son cœur battait la chamade – on aurait dit qu’il voulait s’échapper de sa cage thoracique – et c’était franchement désagréable.

« - J’ai… C’est pas toi, en plus. C’est moi. » et c’est vrai, c’est seulement elle « - Je tiens vraiment à toi Tenn’… Et je… Je vais faire des conneries. Je suis pas… » elle perdait ses mots, ne savait plus s’exprimer correctement dans un anglais qui lui était pourtant familier « - Je gâche toujours tout. Et j’veux pas gâcher notre amitié. »

Parce que Siobhan ne voudrait, à ce moment-là, pas être seulement une femme de plus dans son lit. Mais elle ne pourrait pas être la femme de son lit.