A l'indifférence de ton amour, à vouloir plutôt qu'avoir. Tu n'es plus rien.

Les yeux posés sur le building gris devant lui, il sent la grisaille ambiante pénétrer son âme. Il l’inspire à chaque respiration. Ses épaules s’affaissèrent légèrement sous le poids des regrets, d’un geste stupide et vain, le policier jeta un coup d’œil sur son téléphone : désespérément vierge de tout message. Ainsi donc, s’en était fini. Une étrange boule se logea dans sa gorge, imprégnée d’une émotion dangereuse, capable de faire vaciller son être. Incertain, il prit une légère inspiration en saisissant son paquet de cigarette, en prit une qu’il observa avec attention. Le tube blanchâtre était relié au filtre par un délicat liseré doré, l’ensemble dégageait une certaine harmonie. La beauté mortelle, canal de papier et de tabac, aller simple et sans retour. L’existence, pensait-il, ressemblait à cette cigarette. Dangereuse et fragile. Un geste maladroit et elle cessait d’exister. Ses pensées voguant de l’une à l’autre, Zeke attrapa le petit zippo en argent qui demeurait au fond de sa poche et enflamma le bâtonnet. La première taffe était souvent l’une des plus agréables, pour les fumeurs occasionnels comme il voulait se croire être, elle était chargée de senteur, de douceur et d’une pointe malhabile de douleur.

Ses paupières se refermèrent sur ses iris, les volets sont clos durant les prochaines secondes. Il peine à se reconnecter, à comprendre l'étendue de ce silence. L'inertie de sa vie qui se profile à l'horizon. Le brouhaha ambiant de la grosse pomme lui échappe, l'homme se sent ailleurs. Perdu dans l'Ailleurs. Il le sait, il l'a su à la seconde où il a franchi la porte de l'appartement la veille au soir. Menteur. Il l'a su quand elle est revenue de ce voyage d'affaire à Toronto, les yeux brillants et les joues rosies. Elle débordait de vie, sa Libellule qui déjà n'était plus vraiment à lui. Lentement, avec douceur, il l'avait vu tomber amoureuse d'un autre. Mais là où il n'y avait aucun doute pour l’enquêteur, l'homme épris en lui refusait de voir la réalité.

L'homme se redresse à nouveau du mur contre lequel il est accoudé, il glisse sa main dans la poche de son pantalon et effleure du bout des doigts l'anneau qui git au fond de petite bourse en tissus. Un étau se resserre autour de sa gorge enrouée, aurait-il envie de pleurer ? Il se questionne sur ses propres ressentis, lui qui est adepte des pensées et des comportements peinent à deviner les siennes. Leur histoire n'avait jamais rien eu d'épique ou de tragique. Ils s'étaient rencontrés grâce à des amis communs, ils avaient partagé la gêne d'un rendez-vous arrangé que ni l'un ni l'autre ne souhaitait vraiment, avaient partagé quelques sourires entendus et mal à l'aise. Ils s'étaient plu sans vraiment y penser, comme on considère l'éventualité d'un bon investissement. Ils s'étaient aimés, par la force des choses, par envie plus que par passion. La raison avait primé sur leur couple ; mais ils étaient beaux. Vraiment beau. Sa petite Libellule était alors une comédienne, qui même si elle ne rencontrait pas un succès international, s'était fait son nom dans les théâtres les plus réputés de New York. Elle avait cette candeur un peu magique qui attire les hommes sans pour autant les séduire au premier abord. Lui, avec sa beauté classique et sa clairvoyance à l'égard des autres, s'était laissé happer par ce que le destin lui présentait sur un plateau d'argent. Ils s'étaient fréquentés un moment, puis s'étaient plus qu'appréciés encore un temps tandis que germait, comme une évidence, l'idée d'un amour. Zeke n'était pas dupe, sa relation ne ressemblait en rien aux grandes histoires d'amour que contaient tous les romantiques de ce monde, mais pouvait-il être sûr que ce genre d'amour existait bel et bien ? Il n’avait pour exemple que celui désastreux de ses propres parents et l’amour violent et inconditionnel que prétendait ressentir sa jeune sœur à chaque nouvelle saison, pour un nouvel homme. Il s’était plu a se croire amoureux, à penser que les horreurs qu’il observait chaque jour dans son métier ne le concernait que de loin.

Et puis il y avait eu cet accident de voiture, la blessure de la jeune femme à la cheville qui l'empêchait de jouer sur les planches trop longtemps, ses longs mois passés à l'hôpital, les cicatrices qui zébraient la peau du policier, comme une marque indélébile que la mort avait apposé sur lui en le laissant s'échapper de la voiture en flamme. La carrière de la jeune femme était fichue. Mais, elle avait su rebondir, reprendre gout à la vie ; bien qu'une petite lueur se soit définitivement éteinte au fond de son regard, et il ne pouvait l'a blâmer de ce que lui même percevait au plus profond de son être. Néanmoins, ils étaient des survivants. Main dans la main. La jeune comédienne d'autrefois s'était reconverti avec brio en tant que metteuse en scène, elle avait accepté sans surprise la demande en mariage de son compagnon sans pour autant fixer de date. La vie s'écoulait paisiblement. Mais Toronto était arrivé. Toronto et Alex, le scénariste canadien acre et rebelle. Rafe expira une lourde bouffée de fumée, se décrochant du mur, il s'orienta vers le nord. Il avait tenté de ne pas distinguer l’élan de rage qui sommeillait en lui à l’époque, qui tapissait doucement l'intérieur de ses parois abdominale dès qu'il était amené à croiser le bellâtre. Pourtant, il avait senti en elle un lent changement, elle devenait plus belle à mesure qu'elle le côtoyait. Plus combative, plus vivante qu'elle ne l'avait jamais été avec lui. L'amour fou s'était glissé entre eux, plus fin d'une feuille de cigarette, il avait enveloppé la libellule dans un cocon l'éloignant de ce qu'elle avait construit au cours de ces cinq dernières années. Avec lui. Il avait cru la perdre lors de l'accident, mais c'était plus tard que cela s'était réellement produit.

« Je suis amoureuse ». La phrase avait flotté un moment dans l’appartement, chacun des mots semblaient trouver un écho dans le silence qui planait. Les yeux mordorés de sa fiancée s'étaient gonflés de larmes tandis qu'elle portait sa main gauche à son cou. Le diamant qui ornait son annulaire avait éblouis le policier une seconde, comme un subtil rappel à tout ce qu'il avait refusé de voir durant l'année écoulée. « Je t'aime Zeke, mais pas comme on doit aimer l'homme avec lequel on veut passer le reste de son existence ». La vérité était là, gorgée d'émotion et de tristesse. Sa fiancée aimait un autre homme. Peinant à se maintenir debout, elle s'avança vers lui faisant glisser la bague de son doigts. « Pardonnes moi », le supplia-t-elle en déposant l'anneau dans sa paume.

Le coup était parti, trop rapide à retenir. Il lui semblait que cette haine qui s’éveillait en lui appartenait à un autre. Pourtant, il le savait elle germait en lui depuis un moment déjà. Elle avait murmuré son prénom, les yeux noyés de larme, d’une petite voix hébétée. Et lui, devenu un autre n’avait pu retenir une deuxième fois sa main de s’abattre contre cette peau si douce et si tendre qu’il avait caressé la veille encore. « Zeke », chuchota la jeune femme tandis qu’il poussait son corps contre le mur le plus proche, tordant son bras gauche avec mépris. Une voix, au plus profond de lui-même lui soufflait de se reprendre, qu’en continuant à brutaliser ce corps si fragile il se perdait lui-même. Mais prit au plus profond de la démence, enserré par cet étau froid et versatile que faisait naître l’abandon ; il ne pouvait plus lutter. Son sang battait furieusement contre ses tempes tandis qu’enseveli par la folie de la nouvelle réalité de sa solitude, il invectivait son amour. Les coups pleuvaient, la haine s’exprimait. Doucement mais surement, le corps de la jeune comédienne s’affaissait contre lui. « Comment oses-tu ? Comme oses-tu dire que tu m’aimes ? » Lui cracha-t-il avec hargne. Ces doigts se refermèrent autour de son cou. Ces jointures se resserraient dangereusement tandis que la petite libellule, pleurante et suppliante tentait vainement de le repousser. « Tu m'as promis l'éternité ! » Ses yeux devenu fou plongèrent dans ceux de la jeune femme, exorbités par la peur et le manque d’air. « Zeke je t’en prie ». Les mots écorchés par le manque d’oxygène le ramenèrent brutalement à la réalité.

Éberlué, tremblant, il s’éloigna d’elle. Aussitôt, la jeune femme porta ses mains autour de son cou rougie par la violence qui lui avait été infligé. L’absence de l’anneau autour de son doigts lui parut insupportable et nouvelle bouffée de rage prit naissance au creux de son ventre. Baissant les yeux, il se confondait en excuse pour tenter d'ignorer les pulsions violentes qui l'assaillaient. Incapable de comprendre la portée de son geste. Comment avait-il pu blesser une femme ? Mais pire encore, comment avait-il pu ressentir un tel soulagement mêlé de plaisir dans cela ? Comment avait-il pu aimer lui faire du mal ? Pourquoi frapper ce corps si faiblard au regard du sien lui avait paru si jouissif, si libérateur ? « Je sais que ce n’est pas toi, je sais que ce n’est pas toi ça », répéta-t-elle en reculant vers la porte. « Je ne le dirais a personne, je te le jure. Ce n'est pas toi, je le sais », souffla-t-elle avant de disparaître pour toujours. Mais la seule pensée qui lui traversa l'esprit du policer à cet instant fut de savoir si elle avait raison ou bien tentait-elle de masquer le fait qu'elle venait d'être agresser celui qui prétendait l'aimer depuis 5 ans ?  

Une heure plus tard, errant dans les rues de cette ville qui l'avait adopté durant une décennie, Zeke devait se rentre à l'évidence. La femme avec qui il avait prévu de passer sa vie n'était désormais plus là, mais pire encore lui-même ne savait plus vraiment qui il était. Une part bien trop sombre semblait s’être réveillée en lui, une part qui demandait désormais plus qu’à s’exprimer. Qu’allait-il faire ?