- Monsieur ! Monsieur ? MONSIEUR ? Réveillez-vous ! Monsi … JED ! C'est JED ! Aidez-moi à le récupérer !

Une lumière dansante lui percute la rétine et flotte dans les airs comme un feu-follet. On lui secoue l'épaule pour le faire réagir. Dans son dos, le sol est chaud et dur, il ne sait plus où il est, où se trouve le début et la fin. Sonné, il tente de garder les yeux ouverts, mais la tête lui tourne et sa gorge lui donne l'impression de ne plus être qu'un tas de foin en feu. Il tousse et c'est comme si ses poumons allaient voler en éclats. Un râle d'agonie lui échappe. Autour de lui, on crie des ordres et l'on s'agite. Des mains le soulèvent. L'éclaire fluo d'une civière fend son champ de vision puis il s'évanouit, vide de toute substance, vide … de tout souvenir.

- Vous croyez qu'il est sorti d'affaire ?
- C'est trop tôt pour se prononcer, son pronostique vital est encore engagé.
- Qu'est ce qui lui a pris de retirer son casque …
- Chef, c'est pas votre faute, on sait tous qu'il ne faut jamais enlever le casque durant un incendie.
- Il a peut-être paniqué ?
- La gamine a dit qu'il l'avait obligée à enfiler le casque pour éviter les chutes de débris.

Dans le silence pesant qui suit cette révélation, Jed sent ses yeux rouler dans leurs orbites avant que ne s'ouvrent ses paupières tuméfiées. Une fente de quelques millimètres à peine lui permet d'apercevoir le monde autour de lui. Draps immaculés, lumière crue, draps blancs ... Fébrile, il tente de parler, mais son intubation l'empêche d'émettre le moindre son. Abruti par la morphine, il essaye en vain de bouger la main et sombre à nouveau dans les limbes …

Ce n'est que 3 semaines plus tard qu'il fut autorisé à quitter l’hôpital. Sa convalescence fût longue et fastidieuse, rythmée de kiné respiratoire et de nombreuses séances de psychothérapie pour apprendre à accepter l'inacceptable : ne plus rien savoir. Au début, les questions les plus simples s'avérèrent aussi être les plus angoissantes : Comment tu t'appelles ? D'où viens-tu ? Quelle est ta couleur préférée ? L'amnésie était partout, tout le temps, à chaque détour de conversation ; tant et si bien qu'il était important d'accompagner Jed dans son retour à la vie quotidienne. Il fallait éviter qu'il ne s'écoute et ne se renferme sur lui-même pour éviter les points d'interrogation ...

Heureusement pour lui, il put compter sur le soutien sans faille de ses collègues de la caserne. Tous les pompiers qu'il avait fréquenté avant l'accident se mobilisèrent pour stimuler sa mémoire et tenter de le faire se sentir comme un individu normal. Ceux qui l'avaient le mieux connu lui racontèrent ce que lui-même avait bien voulu leur avouer de son passé, en précisant toutefois qu'il avait toujours été très discret sur les raisons de son arrivée en Californie, deux mois avant le drame. D'après eux, Jed s'était engagé en tant que pompier volontaire dans le but de préparer le concours de pompier professionnel. A aucun moment il ne leur avait parlé des raisons de son choix de carrière ni même des grandes étapes de sa vie passée. Aucun de ses collègues ne fut capable de lui dire s'il avait ou non de la famille proche car personne ne l'avait jamais vu sortir ou entendu avoir de communication téléphonique avec quelqu'un d'extérieur à la caserne. Ils en avaient déduis que cette reconversion en soldat du feu était peut-être l'expression d'une volonté de repartir de zéro - peut-être même de se racheter une conduite après un passé mouvementé - et n'avaient pas insisté pour en savoir d'avantage. Le chef s'était d'ailleurs permis un trait d'humour à propos du fait qu'on ne pouvait pas rêver mieux qu'une amnésie pour refaire sa vie sans s'encombrer des remords et / ou des regrets. Après quelques mois d'incertitude et de dépression, Jed se rangea à cet avis et décida d'aller de l'avant, prenant comme ils venaient les flash de son passé et misant sur le fait qu'un jour, peut-être, tout lui reviendrait d'un coup. Il se consacra à l'accomplissement du seul but qu'il lui restait encore, à savoir passer professionnel dans son métier. L'objectif fut atteint rapidement et lui permit d'avoir une base fixe à laquelle se raccrocher chaque fois que ses problèmes de mémoires le mettaient en difficultés. Son travail devint la clé de voûte de son existence, ce qui ne l'empêcha pas pour autant de développer sa nouvelle vie sociale aux contacts des amis de ses amis pompiers.

C'est au cours d'une soirée d'anniversaire que Jed rencontra Mattie. Elle était l'amie d'un ami et cette rencontre aurait pu sembler banale pour n'importe qui mais ce fut pour eux le début d'une belle histoire. Désireux de se créer une vie en remplacement de celle dont il avait perdu tout souvenir, Vargas ne s'encombra pas de doutes inutiles concernant leur relation. Au contact de Mattie, il réussit à se reconstruire et à mieux gérer les manques dans son histoire personnelle. Soudés dans les bons comme dans les mauvais moments, ils vécurent paisiblement durant plus d'un an jusqu'à ce qu'un flash de New York ne vienne raviver les souvenirs de Jed et lui donner envie d'en savoir plus sur cette ville au sein de laquelle il croit avoir vécu. Parallèlement à cela, l'emménagement dans la grosse pomme est aussi à ses yeux un moyen de consolider sa relation avec Mattie tout en essayant de lui changer les idées. En effet, il a constaté qu'elle était souvent dans la lune ces derniers temps. Se lasserait-elle de lui ? A quoi peut-elle bien penser ? Jed se pose des questions et espère que le fait de s'installer à deux dans une toute nouvelle ville leur permettra de s'épanouir à la fois professionnellement et personnellement.