01 Solal ne possède que deux livres : un dictionnaire anglais, écorné et abîmé à force d'avoir été feuilleté, et un exemplaire en russe de Crimes et Châtiments de Fiodor Dostoïevski. Si le dictionnaire a énormément vécu, le livre russe est impeccable, presque religieusement conservé et à peine feuilleté parfois quand Solal ressent le besoin de murmurer à voix haute quelques mots de sa langue natale. Des mots si joliment tournés, si impeccablement transcrits. Il ne sait plus qui le lui a dit, mais le souvenir d'une voix russe lui susurre dans la tête que Dostoïevski était la voix du peuple russe, et il aime imaginer qu'il communique ainsi avec les siens à travers ses mots. Pour le reste, Solal a à peine été instruit et il a conscience de manquer de cette culture qui permet aux autres esprits de briller en société. Lui se tait, et y trouve son compte. • 02 Son appartement est impeccablement rangé : peu de poussière, aucun bibelot, pas l'ombre d'un désordre, comme si la netteté et l'organisation carrée des lieux lui permettaient d'organiser ses propres pensées. Seule trône son ancienne paire de chaussons de danse gris sur la petite commode où il range ses vêtements. Une paire qu'il a conservé et qu'il garde en l'état comme un grigri personnel qui lui permet de se souvenir de tout ce qu'il a traversé pour vivre enfin de sa passion. • 03 Ses collègues l'ont pratiquement forcé à acheter un petit ordinateur portable, prétextant qu'il devait impérativement se mettre à la page et avoir une adresse mail pour pouvoir communiquer, recevoir les emplois du temps, les dates d'entraînement et de représentation, et se tenir au courant de ce que leurs concurrents faisaient et produisaient. Mais force est de constater que la technologie et Solal font deux : il se contente du strict minimum quand il l'allume, sait à peine s'en servir, et il semblerait que la bécane ait déjà été attaquée par un virus... La rendant encore plus obsolète pour Solal qu'avant. • 04 Il ne hausse jamais la voix, parce que d'une part il en a rarement besoin, étant d'un tempérament plutôt réservé et calme, et d'autre part parce qu'il déteste ça. Les cris, le besoin viscéral de se faire entendre et d'effrayer l'autre en hurlant ses mots, tout cela appartient au passé et doit le rester. Si bien que les colères de Solal ont l'effet de la brise du nord : discrètes, imperturbables et terriblement glaciales. Par bien des points, elles sont encore plus redoutables que tous les cris qu'il pourrait émettre.• 05 Solal suit un régime végétarien pour garder un poids idéal et lui permettre de continuer à danser. Totalement autodidacte dans ce domaine, il a appris à force d'expériences et d'essais plus ou moins ratés : il est capable désormais de vous faire apprécier les épinards, le choux-fleur et même les choux de bruxelles tellement sa cuisine s'est améliorée ! • 06 Si pendant très longtemps Solal a été insomniaque et veillait sur le sommeil de Lyam, il semblerait que son corps ait décidé de rattraper le temps perdu. C'est désormais lui qui hiberne et prolonge ses grasses matinées autant qu'il le peut quand il n'a pas de répétition ou d'entraînement. Peut-être est-ce dû à l'âge, peut-être est-ce dû à une sérénité à peine retrouvée, toujours est-il qu'il dort enfin du sommeil du juste. • 07 Il n'aurait jamais cru avoir ce talent pédagogue, mais tous le reconnaissent : dès qu'il s'agit d'enseigner la danse aux plus jeunes - ou moins jeunes - Solal fait des merveilles. Sa voix douce sait trouver les encouragements adéquats, il sait montrer les gestes qu'il faut et éviter les blessures inopportunes. Tous ses élèves l'adorent et il le leur rend bien, donnant sans compter, passant des heures entières en bénévolat pour dispenser un peu de cette chance qu'il a eu lui-même de pouvoir apprendre la danse. • 08 Solal ne se rase jamais et laisse une petite barbe de trois jours orner son menton constamment : sa pilosité n'étant pas très développée, surtout pour un russe, elle ne pousse pas très vite et il peut à loisir l'entretenir si jamais elle devient trop conséquente. Les seules fois où il se rase, c'est pour les représentations. • 09 Solal est incapable de chanter en anglais. C'est assez étonnant mais les mots se mélangent, les syllabes s'atrophient et il ne peut alors que baraguiner un affreux méli-mélo sans queue ni tête. C'est comme si son esprit était incapable de suivre l'anglais au rythme d'une chanson rapide... Par contre, il y arrive en russe et sans aucune difficulté, si bien qu'il n'est pas rare de l'entendre chantonner de vieilles comptines de son pays d'enfance. • 10 L'accent russe de Solal est à peine perceptible : voilà trop longtemps qu'il est aux USA pour qu'il soit trop prononcé et qu'il ait du mal à bien articuler les mots en anglais. Mais quand la tension devient palpable, quand la journée a été dure et les répétitions éreintantes, alors les 'r' roulés à la russe reviennent, rendant son langage chavirant, venu d'un autre monde où la magie semble toujours opérer. C'est aussi séduisant que dérangeant, aussi beau que lugubre. •
HISTOIRE
"Tu as des yeux magnifiques..."Il entend ces mots, il les comprend... Il sent sa main sur son visage, si douce durant quelques instants avant de redevenir ferme, exigeant quelque chose de lui qu'il n'est plus en mesure de donner.
Ces yeux, il aimerait les crever, pour le seul plaisir de ne plus jamais entendre cela. Egoïstement, pour pouvoir s'échapper et garder une parcelle de lui encore intacte. S'enfermer au fond de ce corps immonde dont ils se servent comme d'un jouet.
Ne plus rien ressentir, ne plus rien reconnaître... Et s'enfuir par-delà l'imagination, par-delà ce lit où il a vécu toutes les atrocités que l'être humain est capable de concevoir.
Mais sa main fut toujours retenue au dernier moment, par lui-même, par son proxénète, par un client. Puis par cette femme, dans ces toilettes du commissariat. Cette femme si bonne et si généreuse.
Cette femme qui lui offrit enfin le droit de vivre.
"Jeune homme ?"Il sursauta et darda un regard fou sur elle. Sa main si résolue l'instant d'avant finit par trembler et comme si elle avait compris le doute qui l'assaillait, elle se précipita sur lui et lui arracha le cuter qu'il tenait entre ses doigts.
"Ne faites pas cela, vous ne résoudrez rien."
Elle y croyait avec une telle détermination que l'espace d'un instant, il fut tenté d'entrer dans son mensonge, de croire lui aussi comme un fanatique à la possibilité d'une délivrance autre que dans la douleur.
Lentement, elle passa ses bras autour de son corps tremblant, de cet immondice sali par tant d'autres qui ne survivait que par miracle, et elle le berça comme seule une mère savait le faire. Du moins l'imaginait-il, n'ayant jamais eu un tel traitement de faveur de la part de la sienne.
Il s'effondra en pleurs contre cette apparition, incapable de résister plus longtemps à cette douceur bienvenue.
"Viens avec moi, je vais t'aider à surmonter ça."Et c'est ainsi que la prostituée Solal, le petit favori du proxénète Edward Richter, le gagne-pain providentiel de ce trafic des corps et de la luxure, devint Solal O'Neill, si ce n'était sur papier, du moins de coeur.
Il avait toujours été fils unique, erreur d'un soir trop arrosé probablement qui avait échappée au bistouri par l'action du saint esprit. Il gagna un frère et une soeur parmi les O'Neill. D'abord intrigués, puis sans doute apitoyés par son histoire, et enfin décidés à adopter ce grand frère qui leur tombait tout cuit dans les bras, Alekseï et Sinah furent les premiers rayons de soleil de cette vie nouvelle qui s'offrait à Solal. Une vie où il n'avait plus besoin de s'allonger, mais pouvait enfin espérer rester debout.
L'automatisme mit du temps à être enfin accepté, et il fallut de longs mois au russe pour que l'humain reprenne les droits sur le prostitué, pour qu'il ose respirer librement sans avoir l'impression de ne pas être à sa place.
Même si à sa place, il n'y fut jamais totalement.
Il n'avait connu qu'un père alcoolique qui buvait de la vodka comme d'autres boivent du café, et une mère tellement absente que même son prénom s'était effacé de sa mémoire. Etrangement, ils avaient amené avec eux dans leurs bagages le seul rejeton qu'ils aient jamais eu, alors même que son existence leur importait si peu. Sans doute espéraient-ils le revendre un bon prix sur le sol américain, contre quelques bouteilles de vodka supplémentaires... Solal n'en avait jamais rien su car ils avaient eu la décence de mourir avant de totalement le détruire. Un autre s'en était chargé après eux, mais durant les quelques années de flottement entre ces deux périodes, il avait eu le temps de découvrir son rêve et de s'y accrocher. Ce que bien peu de corps vendus aux clients de passage n'avaient pas...
Parmi les O'Neill, il se découvrit un père et une mère qui auraient presque réussi à incarner la famille modèle américaine. Aimants, sages, et protecteurs. Des piliers dans un monde qu'il reconstruisait petit à petit, et des idéaux pour une âme qui avait encore du mal à espérer.
Lui qui avait passé trois ans allongé, l'esprit ravagé par l'humiliation et la destruction, put enfin se relever, et danser. Danser comme cela ne lui avait jamais été permis, laisser enfin son corps reprendre ses droits et vibrer au son d'un rythme qu'il acceptait et qu'il faisait sien.
Katherina lui avait ouvert les portes d'un monde dans lequel il s'engouffra avec bonheur et liberté. Ses pieds osèrent enfin marcher, s'affirmer, puis danser. Et son talent, trop longtemps inexploité, finit par être remarqué. Oh, ce ne fut jamais le grand tapis rouge ni les salaires mirobolants, mais quand il fut accepté dans une troupe de ballet, une vraie, une de celle qui n'avait que peu de prestige mais continuait à danser pour le plaisir de l'art, il comprit qu'il avait atteint son idéal.
Lui qui avait toujours été seul, que ce soit avec ses parents, avec ses magouilles, avec ses clients... Il trouva Lyam O'Neill. Et cette âme qu'il pensait éteinte à jamais, trop renfermée pour jamais germé, s'exprima enfin. Petit à petit. Ce fut long, douloureux parfois, et extrêmement difficile : sans Lyam, il n'y serait jamais arrivé.
Même si Lyam l'a fait souffrir après, même si son départ l'a ravagé, il est et reste le seul à avoir permis à Solal de revivre pleinement. De se montrer fort et de relever la tête.
S'il a perdu l'amant, il a conservé l'ami et le soutien.
Et si pendant deux ans, loin de Lyam, il a souffert de son absence, cela lui a permis de faire émerger l'homme derrière l'enfant perdu. Un homme fort, à la tête aussi dure que les anciens russes qui se dessinent derrière les mots de Dostoïevski, qui ose désormais dire non, même si c'est d'une voix modérée et sans cri. Mais son 'non' à lui, ce 'non' que seul Solal est capable de dire, ce 'non' est aussi puissant et solide que les montagnes.
Les doutes sont là, quelle créature pourrait affirmer être humain sans eux, mais la force est devenue une habitude, une routine dans sa vie quotidienne.
Il ne niera jamais l'importance et la complétude que lui apporte Lyam. Après tout, quelque part, il reste cette âme-soeur sans laquelle il ne pourrait pas vivre.
Mais il sait désormais qu'il est capable de vivre par lui-même et pour lui-même.
Il a retrouvé Lyam au Parking, tout comme ils ont retrouvé leur complicité d'antan. L'euphorie des sens a été balayée par quelque chose de plus fort, qui permet à Solal de tourner la page comme il faut, tout en restant accroché au blond. C'est assez paradoxal, mais il faut croire que les russes n'aiment pas les vies linéaires...
Il se nourrit de danse, donne des cours bénévoles aux jeunes des quartiers favorisés, tentant de leur inculquer la même passion qu'il a connu à leur âge. Il suffit parfois de si peu.
Il se rappelle encore des yeux émerveillés du petit Ange, ce fantôme du passé qui a été le premier à lui donner le goût de la transmission. De l'enseignement de la danse.
Il s'en rappellera toujours. Tout comme le sourire de Madame O'Neill est resté gravé dans sa mémoire. Les blagues de Monsieur O'Neill. Les rires d'Alekseï, les gestes tendres de Sinah. L'amour de Lyam.
Ils l'ont reconstruit, tous ensemble. Et il leur doit la vie.