Tu te vois encore la fracturer cette caisse... Bordel ce que t’étais con. Tout ça pour prouver quoi ? Que tu pouvais te débrouiller malgré ton handicap ? C’était une belle connerie. Sur le moment, comme souvent, ça t’avait semblé intelligent, très intelligent même. Et puis, il y avait eu les conséquences. Ça aussi tu le revois encore. Ce presque accident, le poteau. T’avais pas prévu que quelqu’un tenterait de te traverser devant le nez. Pas le temps d’orienter ton pied vers la pédale de frein, alors t’as donné un coup de volant brusque et là seulement, t’as pilé net avec la bagnole. Manque de pot, le proprio de la caisse t’avait vu la lui piquer et les flics étaient pas loin, double manque de chance. Oh, tu comptais pas la revendre ou quoi que ce soit. Non, tu voulais juste prouver à tes potes que t’étais capable de conduire. Aucun de vous n’avez une voiture et voilà où ça t’avait mené. Un flingue braqué sur la gueule alors qu’on te gueulait de mettre les mains en l’air et de sortir de la bagnole. Ils en avaient de bonnes eux. T’as hurlé que tu pouvais mettre qu’une seule main en l’air et t’es sorti avec ta béquille. Ah ça, t’avais l’air fin... Ils ont baissés leurs armes, t’ont regardé un moment. Tu savais pas trop s’ils étaient blasés ou bien s’ils te prenaient en pitié. T’as pas résisté, tu t’es laissé embarquer. Tu t’es expliqué. T’aurais dû avoir une peine moins lourde mais, le juge était un con, il voulait faire un exemple. T’as pris cinq ans, plus deux en conditionnelle. Ton père était déçu, c’était peu de le dire. Il comprenait ta colère mais, il était loin d’être fier de toi. Tu t’es senti très mal, franchement très mal. À l’époque, il faut dire que t’étais un peu déconnecté de la réalité, en colère contre la terre entière.

En taule, t’as appris à faire avec ton handicap, t’as aussi appris à botter des culs pour qu’on te fasse pas chier. T’avais beau être l’éclopé de service, tu devais montrer qu’il fallait pas te chercher ou te pousser à bout. T’aurais pu tourner mal à cette période. T’as eu mille opportunités de faire de la merde en sortant. Sauf que tu t’es concentré sur autre chose. T’as eu de la chance qu’un détenu plus vieux, coincé à perpétuité pour des conneries à cause de la règle des trois, te mette du plomb dans le crâne. Sans lui, t’aurais rien dans les mains et tu serais toujours un petit branleur.
Les cinq ans ont passés à la fois trop lentement et incroyablement vite. Ça dépendait des jours et de ton humeur. T’es parfois maussade mais, tu te bats contre toi-même. C’est normal on t’a dit, une sorte de difficulté de réinsertion en plus du reste. T’es sorti, t’avais un appart en partie meublé qui t’attendait, un rendez-vous chez un toubib pour une prothèse, ce truc que tu ne croyais jamais avoir et surtout, t’avais un job. Tout ça, tu le devais et tu le dois à ta sœur. Tu sais pas trop comment rembourser une dette pareille mais, tu fais tout pour.
Après, on ne peut pas dire que ton emménagement ait été vraiment simple. Tu t’es senti relativement inutile en plus de ne pas avoir grand-chose à foutre dans cet appart. Ça n’a pas été plus facile de te faire à ta jambe désormais complète. C’était douloureux au début, en quelque sorte. Tu devais te renforcer et ça n’était pas toujours évident. L’adaptation a été compliquée et tu as eu de belles crises de rage relativement mémorables et sans doute effrayantes vu de l’extérieur. Là encore, c’était normal, il paraît. Tu devais faire face au monde extérieur à nouveau, retrouver tes marques et les changements étaient nombreux. Y a encore des moments comme ça, ça arrive, moins souvent mais, ça arrive encore. T’as ta sœur pour te ramener sur terre quand ça te tombe dessus. T’aurais eu de plus grandes difficultés que ça sans elle. Vraiment, tu ne sais pas comment tu vas faire pour la remercier un jour.
Heureusement, ta conditionnelle touche à sa fin et tu vas pouvoir mettre cette partie de ta vie derrière toi. Ce sera déjà ça. Tu sais que ça te poursuivra, quoi que tu fasses mais, tu feras avec. Ça te manque pas franchement de voir le monde de derrière un grillage et tu feras tout ce qu’il faut pour qu’on soit pas tenté de t’y remettre.