« Cela fait plus d'une heure que nous le cherchons, madame. Il sait se faufiler partout lorsque quelque chose ne lui plait pas.
- Neal, mon chéri, où es-tu ? C'est Maman, montre-toi mon trésor ! »
Antje Templeton est une femme occupée. En hauts talons et tailleur chic, son agenda ne lui permet pas de pouvoir mener son temps libre comme elle le souhaite. Une existence cadrée qui ferait pâlir du papier à musique, guindée à l'extrême lors des soirées mondaines organisées par son mari. Elle aime ce pouvoir, ce contrôle constant que lui impose ce rythme de vie en équilibre constant. Mais aujourd'hui, tout est différent. Tout a changé, et c'est en ce jour précis qu'elle comprend que ce n'est pas aujourd'hui, mais toute sa vie qui est altérée depuis maintenant treize ans.
Antje Templeton est une mère. Une mère qui laisse la femme d'affaire au placard et qui cherche son enfant dans le jardin d'un hôpital. Coulants filés et jupe embourbée, elle grelotte sous son parapluie sombre, appelant encore et toujours son petit garçon sous la pluie battante. Elle n'a plus rien de l'épouse du directeur de la chaîne de cliniques dans laquelle son fils évolue depuis l'enfance.
« Neal, s'il te plait... »
Elle se tourne vers le personnel qu'elle darde d'un regard sombre. C'est de leur faute, après tout. C'est à eux de veiller sur lui, d'être leur mère de substitution quand elle ne peut pas être près de lui. Son ton est plaintif, presque comme une litanie de celle qui ne parvient à rien. Sur le plan familiale, elle est brisée. Mais elle est convaincue qu'elle peut recoller chacun des morceaux de sa vie. A commencer par son fils. Car si elle incombe la faute aux infirmières, ce n'est que pour mieux oublier sa culpabilité.
Alors quand elle baisse les bras, qu'elle renonce et qu'elle se dit que la pluie cessera peut-être d'elle-même, c'est un signe qui la renvoie à la réalité. Un gland. Tombé du chêne sur sa droite, le plus gros arbre de la cour.
Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle demande une échelle, retire ses talons et délaisse son parapluie. A travers les gouttes, elle rejoint la branche sur laquelle le petit enfant se trouve. Neal ne craint ni le froid, ni l'averse. Il ne fait que compter les glands qu'il a ramassé, bien tapi dans sa cachette, assis sur une lourde branche. Il ne prend pas conscience que sa mère brave le vide pour venir ramper et prendre appui sur la même branche que lui. Que dans son état, elle devrait rester au sol et envoyer quelqu'un à sa place. Mais elle ne peut s'y résoudre. Neal lui a bien trop manqué. Trempés tout deux, ils finissent par se regarder. Et Antje sourit enfin, toutes traces d'inquiétude disparaissant de son visage.
« On rentre à la maison ?, demande-t-elle. Son ton de voix se mêle au bruit de la pluie.
- L'infirmière Poshwell m'a dit que c'était ici, ma maison. Une maison pour les aliénés. Elle me fait peur.
- Et elle a tort. Tu ne verras plus l'infirmière Poshwell. Tu veux venir avec Maman, Neal ? »
Le petit Templeton lève les yeux vers sa mère, curieux. C'est peut-être la première fois qu'il entend une chose pareille. Ses grands yeux bleus sont aussi mouillés que les feuilles au-dessus d'eux, et il oublie presque ces quatorze petites choses qu'il faisaient tourner entre ses doigts.
Une fois à terre, la main dans celle de sa mère, c'est comme oublier toutes ces années entre ces murs blancs et ces tests foireux, ces examens ne servant à rien d'autre que de confirmer ce que tout le monde sait déjà.
Nous ne savons pas ce qu'il a. Rien ne concorde. Nous pouvons juste affirmer qu'il se situe dans le spectre de l'autisme sans pouvoir vraiment en définir les symptômes. C'est un mystère scientifique, ce petit. Peut-être que dans vingt ans nous serons à-même de comprendre, mais aujourd'hui, c'est impossible.Vingt ans plus tard, ils ne le savent toujours pas.
***
« Bonjour, Neal. Comment te sens-tu, aujourd'hui ?
- Docteur Cooper. Votre bureau est en désordre.
- Je le rangerai après notre séance. Alors, qu'as-tu fais cette semaine? »
L'adolescent ne répond pas. Il est occupé à fixer ce pot de crayon à moitié vide dont les stylos sont éparpillés sur le meuble en bois laqué. Son psychiatre finit par consentir à ce qu'il veut et range méticuleusement chacun d'eux dans le pot. Tournant de nouveau les yeux vers son patient, Neal relève les siens, satisfait.
« Hier, j'ai passé la journée avec Lloyd. »
Le docteur Cooper s'assoit, comme à son habitude, dans le fauteuil adjacent à celui de Neal. Le jeune homme n'est plus aussi nerveux que lors de ses premières sessions après la sortie de l'hôpital. Il ne tape plus frénétiquement de l'index sur son genoux et il ne trouve plus les couleurs aussi criardes.
« C'est plutôt rare, c'est bien., déclare Cooper, le fixant.
- Je n'ai fais que suivre votre conseil. Me montrer… plus proche.
- Les frères font souvent beaucoup de choses ensemble, Neal. C'est ainsi que les liens se forment et se déforment. Vous avez une grande différence d'âge, mais-
- La manche de votre veste est froissée. C'est désagréable. Les pliures forment des visages angoissés… »
Une fois encore, William Cooper se montre patient. Car l'enfant Templeton est non seulement l'un de ses cas favoris, son esprit s'en retrouvant unique au sein du monde médicale, mais aussi et surtout car ses parents payent assez cher pour comprendre qui est leur enfant. Mais William se fait déjà une idée précise de gamin de dix-huit ans : il restera son dossier le plus fascinant.
« Je vois, par contre, que tu n'as pas cessé de lui voler ses affaires. »
Le regard de Neal s'assombrit. Il n'a pas honte de son acte, et dérober les jouets de son petit frère de cinq ans ne lui pose aucun problème. Il se trouve légitime. Car tout est de la faute de Lloyd. Il sort le cube de bois grossièrement caché dans l'une de ses poches et le fait tourner dans sa main, à la manière des glands des chênes de l'hôpital.
« Il n'avait qu'à pas dire que les fées n'existent pas. »
***
« Je voudrais un sandwich. Un sandwich au tikka masala. Je ne sais pas ce que c'est, mais le nom est joli. Ti-kka-Ma-sa-la. C'est un exercice de prononciation. Par contre, sans poulet. Je n'aime pas le poulet. Je préfère le bœuf. Et c'est possible d'y rajouter des câpres ? »
Devant l'air médusé de la vendeuse du Foodtruck, Neal ne cille pas. A trente-quatre ans, c'est sa première sortie dans ce coin de New-York, cet endroit dont la réputation reste ambiguë malgré les années écoulées. Pourtant, le Bronx ne lui fait pas peur. Peut-être parce qu'il n'a conscience de rien. Et c'est par le plus grand des hasards que sa faim et son amour des couleurs criardes l'a conduit vers ce camion aux odeurs d'épices.
Tout ce qu'il veut, c'est manger. Il ne fait pas forcément attention au reste. Ni à cet homme sur le côté qui l'observe avec insistance, ni à cet femme qui, résignée, finit par lui servir une sorte de pain étrange bourré de condiments et sans la moindre trace de câpres. Pour l'instant ce ne sont que des visages passagers, qui, en soit, seront vite remplacés par d'autres.
S'il savait.
***
Neal est heureux. Il a atteint un bonheur qu'il n'aurait jamais espérer, ni même concevoir dans sa propre distorsion de la réalité. Au Parking. Ce nom lui plaît, il trouve ça plus original qu' « immeuble », qui sonne de manière plus agressive à ses oreilles. Le Parking qui abrite l'appartement de Svein. Svein, son cœur, sa tête, tout. Tout ce dont Neal a toujours eu besoin.
Ses parents ont consenti, après bien des délibérations, à ce qu'il puisse vivre avec lui. Et avec elle. Jagger, cette sœur qu'il n'a jamais eu mais dont la tendresse à son égard n'a d'égal que son incroyable énergie. Les Davidson l'ont accepté dans leur monde, et il sait. Il sait que c'est à lui de leur faire part du sien, tout en se laissant bercé par d'autres utopies. Plus proches de leur réalité à eux.
Parfois, il s'assoit et il lui arrive de ressasser d'anciens souvenirs. Comme le jour où tout a commencé, le jour où ce Foodtruck bleu a happé son attention. Neal ne croit pas au destin. Mais aux évidences. Et aujourd'hui, il les chéris, ces évidences. Le goût du Tikka Masala lui revient parfois en bouche, alors que d'autres sensations lui parviennent. Le parfum de Jagger, les lèvres de Svein contre les siennes. Les bruits du quartier et les bombes colorées qui tapissent les murs d'enceinte.
Neal n'a presque plus peur. Ni des autres, ni de cet endroit.
Il est et restera au Parking, dans cet appartement, peu importe ce qu'il advient de lui.
Car du haut du toit, on peut observer les mondes parallèles.