j'me suis perdu, j'ai bu la tasse.
Septembre 2001 † New-YorkCamille, il se pose devant la télévision, un bol de céréales sur les genoux, prêt à affronter une longue journée faite de rêves & d’innocence.
Les Gallagher ont décidé de troquer Paris & ses belles lumières contre la Grosse Pomme - là où est né le père de famille. Camille, il adore cette ville. Ici, tout est grand, tout est beau, tout est lumineux. Ici, tout est possible. New-York est démesurée, en perpétuel mouvement. New-York est vivante. Elle est un symbole de liberté, de création, de vie.
Ses yeux d’enfants n’ont de cesse de briller face à cette grande infinité.
(...)
Mais ce matin, une atmosphère lourde & désagréable rôde. & à la télévision, toutes les chaines diffusent les mêmes images : l’horreur à New-York.
L’enfer.
L’effroi sur tous les visages.
Les cris de panique faisant trembler le monde entier.
(...)
Quand il s’est laissé happer par ces terribles informations, seule la première tour avait été ravagée. & malheureusement, c’est en direct qu’il a pu voir la deuxième tour se démanteler, vaincue par la haine & la barbarie des terroristes.
Il a tout vu. Jusqu’à la fin.
Il a vu l’avion s’écraser & s’enfoncer dans l’immeuble. Il a vu des gens se jeter dans le vide.
Les tours jumelles se sont effondrées comme de dérisoires châteaux de sables, provoquant un gigantesque volcan de poussières tout autour d’elles, brouillant la vue de tout un quartier.
Camille est sous le choc. Du haut de ses onze ans, il ne comprend pas tout. Mais il sait que ce qui actuellement en train de se produire est abominable.
& puis, il y a le téléphone qui sonne. Camille décroche, & la voix de sa plus grande sœur s’impose doucement.
« Trésor, je... je ne t’appelle pas pour discuter. Je suis dans le World Trade Center, &... », gémit-elle.
À peine quelques minutes plus tôt, Camille ne savait même pas ce qu’était le « World Trade Center ». Mais puisque les journalistes ne parlent plus que de ça, il a compris que c’était le nom donné aux tours jumelles. Alors, il a le cœur qui s’affole. Il se sent oppressé. Le sel sur la bouche, il réalise que ses larmes coulent d’elles-mêmes. & il tombe à genoux sur le sol. Il voudrait que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve. Mais lorsqu’il entend les cris, les hurlements & les appels au secours qui couvrent la voix de sa sœur, il comprend que toute cette histoire est tristement réelle.
« Tu n’as qu’à sortir vite, Juliet. Dépêche-toi ! », dit-il, un peu naïvement.
« Camille, je ne peux pas. J’ai essayé d’appeler les parents mais ils ne répondent pas. Je vais essayer encore, mais dis-leur que je les aime, d’accord ? Dis-leur que je les aime. & toi aussi, je t’aime bonhomme. »
Il a les mots qui se heurtent à son palais & les larmes qui roulent le long de ses joues pâles. Il sait que sa sœur va mourir. & il ne peut rien faire pour l’aider. Foutrement rien.
Il a toujours été si proche d’elle. Elle l’a toujours protégé, peut-être un peu trop d’ailleurs. & lui, même s’il la trouve très envahissante, il l’aime d’une manière qui le dépasse avec grandeur & poésie. Il l’aime bien plus que ses autres frères & sœurs. C’est épouvantable, mais c’est ce qu’il ressent. Sa plus grande sœur est spéciale. Elle est belle, douce, attentionnée, délicate.
« Juliet, non... Je t’aime aussi. &... »
Il l’entend hurler son prénom au téléphone, & puis, lui aussi il hurle son prénom. Il sait que c’est terminé. Qu’il ne reverra plus jamais sa sœur. Il ne verra plus jamais son sourire. Il ne l’entendra plus jamais rire. Il ne sentira plus jamais son parfum.
& la conversation est coupée.
Comme ça. Brutalement.
(...)
Camille est anéanti.
Toute la journée, le petit écran diffuse ces images. En boucle. Inlassablement. & Camille ne peut pas juste éteindre la télévision pour ne plus voir les tours pâlir & s’incliner face à ces avions détournés : il vit au milieu de tout ça.
Malheureusement, tout le monde se souviendra toujours de cette date. & à chaque fois qu’elle sera évoquée, les gens se souviendront précisément de ce qu’ils étaient en train de faire, au moment où les tours ont été détruites, avalant & emportant avec elles des milliers de vies. « J’étais en cours », « Je faisais mes courses », « J’étais en train de poser mon vernis »,... Camille, lui, il prenait son petit-déjeuner. Il se préparait à vagabonder sereinement dans les rues de New-York. Sa sœur aurait dû le rejoindre au parc après avoir déjeuné avec son petit-ami, employé dans l’immense centre d’affaires, & tous les deux auraient dû profiter encore un peu de ce voyage avant de retourner en France, avec le reste de leur famille.
Avril 2012 † ParisIl y a une légère pause.
Un silence gênant.
Le bourdonnement des voix, des conversations emmêlées au détour des couloirs. Les exclamations empoisonnées. Les larmes.
&, il y a des rêves amputés, éraflés, déchirés, bousillés. Des rêves, des envies d’avenir, qui gisent là, sur un sol trop propre, piétinés par l’injustice.
Depuis peu, le soleil s’est imposé, envoyant valser dans cette pièce trop terne ses rayons éclatant. Camille, il lève les yeux vers l’homme vêtu de sa blouse blanche. Il le regarde. Mais il ne sourit pas, parce qu’il a très mauvais caractère. & parce qu’il a été sacrément dévasté.
Il est o9h12, & le diagnostic vient de tomber.
Camille est victime d’insuffisance cardiaque.
L’annonce de la maladie, c’a été comme un souffle violent. Les mots, à peine prononcés, ont clairement suspendu sa vie dans le vide. Pourtant, le médecin a été délicat. Mais Camille, il a été flingué psychiquement.
(...)
Il quitte la chambre d’hôpital. Trop blanche. Trop triste. Trop laide. Ses parents n’essayent même pas de le retenir. Pourquoi faire ? Camille ressent le besoin d’être seul. C’est plus facile, plus simple. Il préfère simplement tourner le dos à ses problèmes pour le moment, ne pas voir la tristesse dans les yeux clairs de sa mère, ne pas entendre les « ça va aller » complètement stupides de son père. Il a besoin de fuir cette réalité trop moche, trop fracassante, & si injuste. À son âge, il ne
peut pas être atteint d’insuffisance cardiaque, ce n’est pas
possible. Il est révolté.
(...)
Comme un abruti, il provoque un peu plus sa maladie en s’allumant une cigarette. Il tire une latte, interminable, pour justifier sa réflexion. Il inspire le poison, l’emprisonne dans ses poumons déjà très noirs. & puis, il observe les volutes de fumée qui s’échappent, qui passent l’orée de ses lèvres entrouvertes. Toute sa vie va changer à présent. & Camille n’est vraiment pas prêt à tout ça. Lui, il voulait vivre. Vivre fort. Vivre bien. Mais son monde vient de s’effondrer, balayé par le poids des mots.
Le poids des maux.
Qui compresse sa poitrine.
(...)
Camille, il s’est levé ce matin-là sans savoir que toute sa vie serait chamboulée aujourd’hui. Il a pris sa douche, il s’est branlé. Il a ensuite avalé son petit-déjeuner, sans même se préoccuper de tous ces gens qui ne mangent pas à leur faim.
Mais maintenant, tout prend un sens complètement différent.
Dramatique.
Pathétique.
C’est fou, comme une journée/un coup de téléphone/une bonne ou mauvaise nouvelle peut changer un homme & sa vision du reste.
Pour Camille, ça a commencé par une crise d’asthme. Il en souffre de manière chronique. L’inflammation s’est installée de manière lente, & avec une vicieuse discrétion. Il s’est habitué à la gêne jusqu’à en perdre la notion de normalité respiratoire. Selon lui, tout était normal. Vraiment. Jusqu’à ce que son asthme se transforme en insuffisance cardiaque.
(...)
Rapidement, Camille retourne dans sa chambre d’hôpital. Il n’écoute que brièvement les conseils du médecin, davantage préoccupé par sa future manière de vivre, d’exister. Il repense à cette petite infirmière, venue quelques heures plus tôt lui faire une prise de sang. Il se souvient de ses taches de rousseur qui lui picorent le visage, de ses grands yeux bleus, de son sourire sucré, au petit gout de framboise.
Camille, il couchera finalement avec elle, dans une salle de garde de l’hôpital. & il n’a même pas eu besoin de la draguer pendant des heures.
(...)
En fin de compte, Camille quitte l’hôpital dans un état d’hébétude plutôt violent. Selon lui, c’était une équation inébranlable : il est malade = il va mourir = il est d’ailleurs déjà mort.
Maintenant, en plus d’accepter la maladie, Camille allait devoir s’accepter lui-même. Chacune de ses décisions seront, dorénavant, dictées par l’état de son myocarde. Camille, par exemple, ne voulait pas avoir d’enfants. & ça lui convenait parce que c’était son foutu choix. Mais, à présent, c’est sa maladie qui le freine. Parce qu’il n’est pas sûr d’être en vie assez longtemps pour élever un gamin. Parce qu’il n’aura peut-être pas de greffe à temps. & surtout, parce qu’il compte vivre égoïstement & réaliser tous ses rêves.
Les projets à long terme ne le concernent plus. & c’est effrayant.
(...)
Un frisson amer enveloppe sa colonne vertébrale.
Le sel sur la bouche, Camille réalise que ses émotions dégringolent le long de ses joues creuses. D’un revers de la main, il envoie valser ses larmes non désirées. Camille n’aime pas pleurer. & là, il pleure comme un enfant vaincu. Il voudrait pouvoir se recroqueviller. Il redevient le gamin apeuré. Le gosse qui n’a plus de souhait, qui n’a pas d’avenir.
Janvier 2013 † ParisIl y a le ciel qui crache son dédain sur les pavés de Paris. La ville qui continue de tourner, qui ne s’arrête pas.
« Je vais partir. »
« Pardon ? De quoi tu parles, Camille ? »
Un silence plane. Un silence durant lequel Camille lève ses yeux & plonge son regard dans celui de sa mère. Il esquisse l’ombre d’un sourire, il espère la rassurer un peu.
« Je veux partir, voir le monde. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, s’il te plait. »
Le temps aurait pu s’arrêter maintenant. La terre aurait pu cesser son interminable manège, ni l’un ni l’autre n’aurait remarqué quoi que ce soit.
Camille, il sait que sa vie sera courte. & il y a l’immensité du monde qui lui ouvre les bras. Mais Madame Gallagher, elle, elle panique à l’idée de voir son fils s’envoler. Il est jeune. Trop jeune. Mais elle ne peut pas se résoudre à le retenir prisonnier dans leur cocon dans le seul & unique but de le protéger. Étranglée par son égoïsme, elle tente malgré tout de lui faire entendre raison, de lui souffler dans l’oreille que ce n’est pas raisonnable. Pas dans son état. & Camille, il ne peut que taper du poing. Il souffre de ne plus être considéré comme un gamin normal. Tout autour de lui, les gens bâtissent des projets. & lui, il rêve de construire des univers. De vivre sa vie. De se laisser porter par ses pulsions, ses envies, ses idées. & là, maintenant, il a ce désir incontestable d’écouter les idées qui fleurissent dans sa tête & dans son cœur.
Il veut s’évader.
(...)
« À notre pote. Camille, t’as intérêt de t’éclater. & ne brise pas trop de cœurs sur ta route. »
Tandis qu’il trinque avec ses amis, Camille éclate d’un rire franc & sincère. Il est conscient de son physique avantageux. Mais plus que ses yeux bleus azur & son sourire, c’est sa personnalité qui affole les cœurs se languissant de lui. Camille est un garçon sarcastique, très taquin, très drôle aussi. Il charme comme il respire. Il joue les gentlemen. & ça fonctionne. Les filles tombent sous son charme, irrémédiablement.
« J’essayerai d’épargner quelques cœurs, c’est promis. Vous allez me manquer. »
« Ok, Camille devient sentimental... »
« À force de voir vos têtes, j'ai fini par m'attacher à vous. Mais ne vous faites pas trop d'idées non plus, d'ici quelques jours, je vous aurai déjà oublié », assure Camille, un soupçon d'amusement dans la voix.
La soirée s’achève entre accolades & sourires sincères. Les mots ne sont franchement pas nécessaires. De toute façon, Camille n’a jamais été très doué pour les adieux.
Quand il rentre chez lui, il découvre sa mère en train de lui repasser son linge. Elle lui adresse un sourire fatigué & s’approche pour déposer ses lèvres sur sa tempe.
« Maman, va te coucher. Je t’ai dit de ne pas t’embêter avec mes fringues. En plus, j’aime pas quand elles sont repassées. »
« De rien, Camille. »
Camille pose ses mains sur les épaules de sa mère, & il l’enferme douloureusement dans son étreinte. Il sent ses bras se refermer autour de son corps. & tout ça, ça pue les adieux. Ç’a un gout amer d’abandon. Parce qu’une fois ses valises bouclées, Camille partira loin de Paris & ses belles lumières. Il ira aux quatre coins du monde : en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni, en Chine, au Canada, au Mexique...
& il sait que son périple s’achèvera à New-York.
Juin 2015 † Le Bronx, New-York« Salut tout le monde, je reviens avec une nouvelle vidéo pour vous. Mais avant d’vous montrer ça, j’ai envie d’vous parler un peu d’moi. J’crèche au Parking depuis hier. Mon petit tour du monde est terminé, & j’ai bien besoin d’une pause. Le Parking, c’est un immeuble dans le Bronx. À New-York, je précise pour les geeks sans cervelle. Bref, c’est franchement moche & les habitants sont étranges mais on s’y fait. » C’est sa façon à lui de dire que cet endroit, finalement, lui plait beaucoup.
Soudainement, Camille s’arrête de parler & il tousse un peu. Son cœur se comprime un peu dans sa poitrine mais il ne permet pas à sa douleur de déformer les traits de son visage. Aucun de ses abonnés n’est au courant de sa maladie. Camille a décidé de dissimuler la vérité, de la modeler en forme de secret tout mou, tout piquant. Il veut que les gens continuent de regarder ses vidéos avec admiration, & sans se dire qu’à tout moment, son cœur pourrait cesser de fonctionner. Camille n’a pas besoin de pitié.
« Ok, désolé. Bref, je vous laisse regarder & n’hésitez pas à partager mes vidéos autour de vous ! » Peu à peu, l’image de Camille s’efface & laisse place à un tout autre décor.
Camille vole. De toit en toit. De balcon en balcon. Il vole & virevolte dans l’air avec une facilité déconcertante. Il mêle escalade & acrobatie. & c’est comme ça qu’il se sent libre. En faisant de la haute voltige dans les cieux, au-dessus des cités, au-dessus des nuages. En faisant des saltos dans tous les sens, en prenant appui sur des murs, en donnant d’ailleurs l’impression de marcher dessus.
Une caméra vissée sur sa tête, il partage ses exploits sur le net. Ses vidéos sont souvent très courtes. Mais ça, c’est parce que son cœur s’essouffle si vite. Camille, il n’a pas le temps de voler aussi longtemps qu’il le voudrait. À chaque saut, à chaque pirouette, à chaque salto, c’est sa malade qui gagne un peu plus de terrain. Mais Camille s’en contrefiche.
Il est en vie.
Il vole dans cette ville où il a perdu sa grande sœur.
Blessée en plein cœur par les attentats, New-York a éprouvé des difficultés à surmonter le traumatisme. Mais New-York s’est relevée, plus grande, plus fière & plus digne que jamais. Elle s’est reconstruite.
& Camille compte bien en faire autant.
Ici-même.