Tu es assis, les coudes posés sur tes genoux, ta tête appuyée sur les paumes de tes mains. Ton corps se mue au rythme des petites secousses du métro qui longe la ville. Tu fixes le sol gris moucheté de petites tâches bleues et rouges sans le voir vraiment. Une seule chose apparaît à tes yeux, comme encré sur ta rétine. Son visage. Pourquoi t’obsèdes-t-elle ainsi ? Quelle est cet étrange pouvoir qu’elle a sur toi ? Tu n’en sais rien, mais tu aimerais le savoir. Tu aimerais en savoir plus sur elle. Elle est ton élève depuis seulement quelques mois. Bien plus intéressée que les autres, bien plus intelligente. Mais tu te montres froids, tu prends tes distances, tu fixes des limites. Comme pour tous tes élèves en fait, tous logés à la même enseigne. Mais elle n’est pas comme les autres. Elle est spéciale, elle se détache du lot. Mais alors pourquoi se montrer aussi indifférent ? Parce que tu as une fiancée qui t’attends à la maison. Une femme que tu connais depuis trois ans, que tes parents t’ont présenté comme étant la fille du collaborateur de ton père, la fille qu’il te fallait. Tu y as cru pendant un temps. C’est vrai, elle est belle, gentille – peut-être un peu trop d’ailleurs – et elle t’aime. Et toi ? Tu l’aimes ? Tu ne sais pas. Sans doute un peu. Mais elle est trop banale à ton goût, elle manque d’excentrisme, de folie. Tu as vite fait le tour de sa personne et une routine n’a pas tardé à s’installer. Tu n’aimes pas cette routine. Tu n’aimes pas quand les choses sont bien rangées, te lever le matin et savoir par avance ce qui t’attends, à tel point que tu pourrais fermer les yeux et te laisser porter par tes pas que tu connais par cœur.

D’abord tu te lèves, tu pars te doucher, tu prends ton petit déjeuner et tu sors prendre le métro. Tu en as pour une demie heure environ. Et puis tu sors et tu rentres dans ce grand bâtiment dans lequel tu enseignes l’histoire. Tu vois défiler plusieurs visages, certains dont tu n’arriveras jamais à retenir le nom. Puis la fin des cours arrive et tu ranges tes affaires avant de refaire le chemin inverse. Tu entres chez toi et elle est là pour t’accueillir « Salut chéri, tu as passé une bonne journée ? », tu n’as jamais vraiment aimé les surnoms, mais tout le monde s’en donne de nos jours. Tu lui réponds que oui et tu déposes ton manteau dans l’entrée et vas poser tes lèvres sur les siennes qu'elle te tend. Vous mangez et vous dormez. Le lendemain, c’est la même rengaine.

La voix qui annonce ton arrêt te tire de tes pensées et tu relèves la tête. C’est ta station, là où tu descends tous les jours. En prenant soin de regarder que tu n’as rien oublié, tu sors sur le quai et arpentes les tunnels jusqu’à la sortie. D’ici, tu as quinze minutes de marche pour arriver jusqu’au seuil de ta porte. A la dernière minute, tu décides de prendre un autre chemin. Tu brises une habitude, tu changes une règle. C’est plus long par ici, mais tu t’en fiches, tu marches sans te poser de questions et apprécies la brise légère qui vient te caresser les joues. Les mains enfouies dans les poches, tu marches à pas réguliers et regarde le paysage qui t’entoure. C’est un assez joli quartier, tu as toujours apprécié ce coin. Tu te souviens que tu y venais avec ta mère pour tes cours de piano. Même si ce n’était pas l’instrument premier que tu voulais jouer, tu te débrouillais pas trop mal. Après ça, vous redescendiez la grande avenue pour aller t’acheter une glace et rentriez tranquillement en passant par le parc. Ces rues t’évoquent de bons souvenirs, tu es content d’avoir pris ce chemin-ci. Bizarrement, ce côté du quartier te semble différent, tu n’y croises pas les mêmes visages habituels, les mêmes grands-mères avec leurs roquets. Non, cette partie-ci t’inspires et l’espace d’un instant tu souris. Tu n’as plus envie de rester dans cette routine, le changement te fait du bien.

Sans t’en rendre compte, tu n’es plus qu’à deux maisons de l'immeuble. Tu hésites à faire demi-tour pour profiter encore un peu de l’air, mais tu t’y résous. Tu ne voudrais pas non plus que ta fiancée s’invente des scénarios d’accidents ou d'autres événements peu probables. Alors tu t’avances sans te retourner et passes le seuil de la porte d’entrée.

Il fait sombre dans le couloir, tu allumes la lumière. Elle n’est pas là. Bizarre. Pourtant son sac est ici. Tu ne t’inquiètes pas, elle est peut-être sortie faire un tour, après tout elle a le droit elle aussi. C’est lorsque tu t’avances vers la porte d’entrée que celle-ci s’ouvre. « Oz tu es rentré ! J’étais en train de saluer notre nouvelle voisine ! Le petit appartement d'à côté vient d'être acheté ! », son ton est chantant et excité, tu souris malgré toi. Curieux de découvrir la personne que tu croiseras sans doute tous les jours, tu passes la tête par la porte pour la découvrir. Votre regard se croise et ton cœur fait un bond. C’est elle. C’est elle ta nouvelle voisine. Celle qui hante ton esprit.