« Daddy Wasn’t There » Vivre dans un pays comme la Syrie n’a jamais été une partie de plaisir, peu importe les années. Encore moins lorsque l’on vient d’un petit village perdu au milieu du désert. Encore moins lorsque l’on n’est pas riches. Encore moins lorsque l’on est une femme. Aziza était jeune. Trop jeune. Trop perdue. Trop influençable. Ses parents étaient pauvres et il fallait de l’argent pour survivre. Alors Aziza n’avait pas hésité bien longtemps avant de donner de sa personne pour sa famille. Un inconnu qu’elle n’avait plus jamais revu, mais qui lui avait laissé un souvenir de son passage. La jeune femme avait donc élevé sa fille seule, ses parents l’ayant reniée parce qu’elle était tombée enceinte hors mariage. Difficile pour une adolescente de s’en sortir sans vrai travail et avec une bouche supplémentaire à nourrir. Et pourtant, Dalya n’avait presque jamais manqué de quoi que ce soit, encore moins d’une figure paternelle. Elles s’en étaient toujours sorties à deux jusqu’à ce que la fillette eût atteint 15 ans. À partir de sa seizième année, un homme entra en effet dans la vie de la mère de famille, un des rares hommes qui avait accepté une relation avec une femme ayant déjà eu un enfant. Il n’est pas méchant, mais l’adolescente ne la considérera jamais comme son père. Elle n’en avait aucun et c’était mieux ainsi. Elle était juste contente pour sa mère qui semblait beaucoup plus heureuse et épanouie. De leur union naîtra trois enfants : Elias, Fella et Ghalib. Une famille aimante mais, malgré tout, Dalya ne s’était jamais considérée complètement de cette famille. Pour preuve, elle avait toujours gardé le nom de famille de sa mère et n’avait jamais été adoptée par son beau-père. Un choix qui était le sien et que tous avaient respecté. Il n’en est pas moins que la jeune femme aime sa mère, son beau-père et ses demi-frères et sa demi-sœur. Elle ferait tout pour eux. C’était pour cela qu’elle avait fait tout ce qu’elle avait fait et c’était pour ça qu’elle était partie aux États-Unis, avec pour objectif de réunir suffisamment d’argent pour qu’ils la rejoignent tous. Un but qui semble si loin.
« Rebuilding your house after the bombs took them away » Vivre dans un pays en guerre, surtout durant les sept dernières années, c’est aussi voir son paysage changer, pour le pire. Entendre des tirs qui vibrent les tympans et voir des explosions qui se gravent dans les rétines, des événements quotidiens. Discuter avec une personne un jour et la retrouver le lendemain dans une mare de sang. La famille a dû déménager plusieurs fois, à cause des menaces du régime, à cause de la guerre. Parce que les tensions devenaient trop intenses et les menaces trop grandes ou parce que simplement, durant la nuit, un bruit tonitruant avait réveillé la famille qui avait couru le plus rapidement possible avant que le bâtiment ne s’effondre. De Houla à Homs, puis à Hama. La dernière fois que Dalya a vu sa famille, ils étaient en sécurité à Alep. C’était il y a plus d’un an et demi à présent. Elle a eu des communications avec eux, mais rien en face à face. Pas le temps, trop dangereux.
« Sunday bloody Sunday » (Bon en vrai, c’était un samedi) 26 mai 2012. Le jour où tout a basculé. C’était un jour presque comme les autres. Des personnes avaient disparu, les rues n’étaient plus si fréquentées. Des menaces de tous les fronts rôdaient au-dessus de la ville de Houla. Et puis, sans que l’on comprenne vraiment comment, des cris, des tirs, des bruits de moteur. Une cacophonie macabre. Dalya bouchait les oreilles des plus petits, terrés dans un coin de leur abri de fortune. Le patriarche était dehors et la mère serrait contre ses bras la fratrie. Le lendemain, après une nuit blanche, l’horreur auditive laissa place à l’horreur visuelle. Des corps amassés un peu partout dans les rues. Le sang qui, mélangé au sable et à la terre, finissait de sécher sur le sol. On lui avait dit de ne pas sortir, mais elle n’avait rien voulu savoir. Elle avait entendu Aamal quitter la demeure et elle voulait la récupérer. Ce qu’elle vit la marqua à jamais. Où étaient passées la Wahda et la Houriya si chères au pays ? Piétinées par les bottes des soldats et pas les pas des rebelles, par les chenilles des chars et les missiles des drones. Qui se donnait le droit de massacrer une ville entière pour des idéologies qui n’avaient d’importance qu’à leurs yeux. Dalya fut choquée, traumatisée par cette expérience – qui ne l’aurait pas été ? Elle retrouva son animal et retourna chez elle. Elle se posa sur ce qui lui servait de lit et n’en bougea plus pendant trois jours, survivant uniquement par l’eau et le peu de nourriture qu’elle pouvait avaler que sa mère mettait de force dans sa bouche. Il lui arrive encore de faire des cauchemars qui la ramènent ce fameux 26 mai, mais ils se font de plus en plus rares.
« Where there is a flame, someone's bound to get burned » Si la guerre en Syrie a fait des centaines de milliers de morts, elle laisse également d’autant plus de blessés et Dalya n’y a malheureusement pas échappé. Quelques cicatrices et quelques marques de brûlure lézardent donc son corps au gré de son expérience de la guerre. Ce n’est pas grand-chose, mais suffisamment pour se voir si elle ne les camoufle pas. Elle les cache le plus possible cependant. Elle trouve ça disgracieux et cela ne fait que lui rappelait de mauvais souvenirs qu’elle tente pourtant d’oublier.
« We are the world, we are the people » Après le massacre de Houla en mai 2012, Dalya se rendit compte qu’elle ne pouvait pas laisser sa famille mourir sans rien faire. Elle ne pouvait pas la laisser subir les atrocités d’une guerre qu’ils n’avaient jamais demandée. Elle ne pouvait pas laisser ses frères et sœur mourir sans avoir vécu. Alors elle avait tenté, du haut de ses 19 années, de se rendre utile. Trouver un membre des rebelles n’était pas si compliqué, mais ce ne fut qu’au terme de négociations intenses que l’on accepta finalement de la faire participer. Ses tâches étaient simples : transporter des marchandises de faible valeur dans un premier temps, distraire des soldats de l’armée de Bachar el-Assad, faire le guet. Elle n’a jamais eu des missions très importantes, mais elle s’en fichait, elle voulait juste servir d’une manière ou d’une autre.
« Live like no tomorrow » Être Syrien, c’est ne pas savoir si on vivra demain. C’est pourquoi Dalya essaye de profiter au maximum de la vie qu’elle peut avoir. Son cœur tambourine dans ses tempes lorsqu’elle surveille les environs, ses doigts tremblent lorsqu’elle doit détourner l’attention d’un soldat, des gouttes de sueurs froides perlent dans son dos alors que ses phalanges blanchissent sur les lanières du sac qu’elle transporte. Mais c’est cette adrénaline, ce goût du risque qui la fait survivre chaque fois.
« Like a virgin, touch for the very first time » Sept fois. Si on l’entendait, la jeune femme a perdu sa virginité sept fois. Il y a des situations où il faut savoir donner de sa personne pour protéger les gens que l’on aime. La virginité d’une jeune femme était précieuse. Très précieuse. D’une valeur extrême pour certains hommes qui n’hésitaient pas à y mettre le prix fort. Ainsi, Dalya avait menti effrontément en leur promettant un privilège qu’ils n’auraient pas mais qu’ils pensaient avoir. Ce n’était pas évident à cacher, surtout pour les dernières fois, mais, pour une raison obscure, elle avait toujours réussi à s’en sortir avec l’argent, sale de ses corps qui l’avaient touchée, mais avec ces précieux billets qui lui permettaient de faire survivre sa famille pour quelques semaines, quelques mois. C'est par ailleurs grâce à son dernier bienfaiteur qu'elle avait réussi à obtenir un précieux sésame pour les États-Unis. Une promesse de vie meilleure et d'y amener sa famille. La suite, vous la connaissez, cela ne s'est pas passé comme prévu.
« Who let the dog out » Il y a des humains à chat et des humains à chien. Dalya, elle est plutôt chien, cet animal fidèle qui donnerait sa vie pour son maître. Elle en avait un pendant plusieurs années lorsqu’elle était en Syrie, un bâtard à qui il manquait la moitié des membres et qu’on avait nommé Aamal, l’espoir, car elle représentait l’espoir d’une vie malgré les difficultés de la vie. Elle est restée dans la famille jusqu’à Alep où elle a finalement fini sa vie dignement de vieillesse (et probablement suite à ses blessures qui n’avaient jamais vraiment été soignées proprement).
« I’m restless, can’t you see I try my bestest » L’anglais, ce n’est pas son fort. Pas du tout même. Elle n’a jamais pris de cours d’anglais, ce n’était pas comme si elle avait beaucoup été à l’école de sa vie. Elle a appris des mots rapidement quand elle était dans la rébellion, parce que certains lui apprenaient pour savoir quoi dire si elle rencontrait des militaires américains, pour éviter de se faire descendre. Alors oui, elle fait des phrases qui ne veulent rien dire et ne comprend pas vraiment ce qu’on lui raconte. Elle aimerait bien apprendre, mais les livres pour enseigner l’anglais le sont également et elle ne le lit pas. Elle lit l’arabe, mais c’est bien le grand maximum. Alors elle baragouine, elle mime, elle tente des choses. Ça ne fonctionne pas vraiment. Elle dessine, ça fonctionne un peu mieux, mais ce n’est pas encore ça. Et c’est compliqué, de ne pas parler l’anglais, lorsque l’on veut se trouver un travail et gagner de l’argent. Très compliqué.
« Allah we'll pray for you » La Syrie et ses 90 % de musulmans. Difficile d’échapper à la première religion du pays. La famille de Dalya a toujours été pratiquante. Elle a toujours vu sa mère ne ratait aucune des prières de la journée, respecter le jeûne durant un mois et respecter les cinq piliers de l’Islam. C’est donc tout naturellement qu’elle avait suivi la tradition. Elle a d’ailleurs porté le hijab pendant de nombreuses années. Si elle ne le porte pas aux États-Unis, elle en a un dans son pauvre sac, un de sa mère qui le lui avait offert avant qu’ils ne se retrouvent séparés par la vie. Elle le garde comme un trésor et le protègerait jusqu’à sa mort. Aujourd’hui, elle n’est plus aussi croyante qu’à l’époque mais n’a jamais mangé de porc ni bu d’alcool.