" Tu sais mon fils, dans la vie y'à pas 36 choses à savoir. D'un coté y'à les bons et de l'autre les méchants. Parfois, la limite entre l'un est l'autre est difficile à cerner, car on peut être amené à faire des choses qui rendront des gens tristes pour le bonheur d'un plus grand nombre. Tu ne dois pas avoir peur de prendre des responsabilités, mais tu dois rester intègre et fidèle à tes principes. T'es noir et t'es né dans le Bronx, écoute ton père : la vie ne te fera pas de cadeaux. Alors tu vas me faire le plaisir de devenir un homme respectable et de garder à l'esprit que si tu trouves que c'est mal, alors c'est que ça n'en vaut pas la peine. Pense à ta famille et respecte les femmes : on à tous une mère qui nous a donné la vie. "

Il est mort jeune, son père. D'un accident sur un chantier pas tout à fait légal et dont seulement la moitié des travailleurs étaient déclarés. Sa mère ne s'en est jamais remise et, même si elle s'en est allée bien des années plus tard, elle est morte le jour où son époux les a laissé seuls, elle et Jamal. Alors Jam s'est appliqué pour respecter la vision que son père avait de la vie, une vision qui lui semblait à la fois simple et pleine de bon sens. Il est entrée dans la police parce qu'il voulait se rendre utile et faire le bien, être un homme respectable, en somme.



- Et qu'est-ce qu'il te disait, l'entraineur ?
- Ben ... Que c'était normal, qu'on faisait toutes ça quoi.
- Les autres filles de l'équipe ?
- Ouais.
- Okay. Est-ce que tu veux bien me dire précisément ce qu'il a fait après avoir fermé la porte du vestiaire ?
- Il ... Il s'est déshabillé et m'a demandé d'enlever mes rollers. Il a dit que j'avais une jolie jupe et que ça serait dommage de la froisser avant la prochaine compétition, alors il m'a demandé de l'enlever aussi ...

Encourageant, presque amical, Jamal s'applique à ne pas la brusquer, respectant une certaine pudeur qu'il sait nécessaire pour ce genre d'entretien avec les victimes en état de choc. Trish est derrière le miroir sans teint, avec le reste de l'équipe préposée à l'enquête. Au besoin, elle prendra le relai. Parfois, les petites préfèrent se confier à une femme. Il le comprend très bien, ne s'en offusque pas le moins du monde. Sa rage, il la garde pour le soir, quand il rentre écoeuré de toutes les saloperies de sa journée et qu'il boxe pendant une heure sur le sac de frappe accroché dans le garage. Souvent, Shauna lui reproche de rater l'heure du diner ou de les faire manger froid. Il s'en excuse toujours, un peu distrait, l'esprit tourné sur une affaire en cours. En revanche, il ne rate jamais l'heure du couché, le brossage de dents et l'histoire à raconter pour que sa fille s'endorme. Elle grandit tellement vite. Parfois, il se réveille en sursaut de l'avoir imaginée à la place de l'une des nombreuses gamines de son âge qu'il voit défiler tout les jours à la brigade. Dans ces moments là, il descend boire une bière, assis en caleçon sur les marches du perron. Shauna désapprouve. Mais Shauna ne semble plus comprendre l'importance de ce qu'il fait. En fait, elle est comme tout le monde, sa femme : sa patience a des limites.



- Okay ... Okay ... Okay, tu me passes la petite ?
...
- Hey, mon ange ! Comment ça va ? Ah bon, et qu'est-ce qu'elle a dit, la maitresse ? Hum ... huhum ... Je suis fier de toi. Non ... Non, chérie, tu sais que papa ne peut pas venir. Parce que ... parce que c'est la Loi, tu te souviens ? Oui, papa travaille pour la Loi. N-Non, je ne peux pas lui demander de changer, je ... ma puce ? Ma puce ?
...
- Shauna, repasse-la moi. Shauna, attend, Shaun ... Et merde !

Il raccroche, peut-être un peu trop brusquement, puis s'attrape la tête entre les mains, le coeur lourd, les épaules basses. C'est comme ça que ça se passe, désormais. Des coups de fils réguliers, plus ou moins filtrés par sa mère, qui se terminent dans l'incompréhension et les larmes, le plus souvent. Jamal en souffre, se dit qu'il n'assure pas en tant que père. Alors il cumule les heures supplémentaires, s'enfonce toujours plus dans son job, comme pour compenser ; toujours plus dans l'alcool, aussi, pour endormir les regrets.



Il surprend ses collègues en se levant si brusquement que la chaise tombe à la renverse. Visage fermé, regard noir, on le connaissait ténébreux, surtout depuis son divorce, mais personne ne l'imaginait impulsif au point de quitter la salle en claquant la porte pour ne jamais revenir. C'était peut-être l'interrogatoire de trop. Ecouter ce mec rire en affirmant qu'ils n'avaient aucune preuves contre lui et qu'il n'avait jamais violer sa belle fille de 6 ans avait probablement été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Le lendemain, il était remplacé tandis que commençait pour lui un chemin de croix des plus chaotiques, peuplé de rendez-vous chez le psy de la brigade ainsi que de réunions au cercle des alcooliques anonymes. Bref, Jamal venait d'imploser.



Prise d'otages - Bijouterie - Mégaphone.

- S'il vous plait, écoutez-moi. Je m'appelle Jamal. Jamal Price. Je ne suis pas armé. Regardez mes mains, je ne suis pas armé. Je suis là pour discuter avec vous. Vous voyez, il n'y a rien. Je vais m'avancer lentement et déposer ce téléphone devant la porte. Il vous permettra de communiquer avec mes supérieurs ou avec moi, si vous préférez. C'est vous qui choisissez, Kane, vous qui avez le contrôle. On est d'accord ?

Seulement protégé d'un gilet pare-balles, il avance à pas mesurés, calme, consciencieux, les mains en l'air. Un roc, une montagne. Plus apaisant que menaçant avec sa voix profonde et sa tenue de civil. Il n'est là ni pour juger, ni pour accuser. Il négocie ; c'est ça son job. Et il le fait plutôt bien. Chaque mot est pensé pour arriver à une fin, du moins en théorie, mais tous savent que ce qui le rend si efficace réside dans ses capacités d'improvisation honorables. Il sait parler et écouter ; il comprend les silences. Certains disent qu'il a développé ce don au contact des enfants, du temps où il bossait chez les mineurs ... Jamal n'en parle jamais. Cette vie là est derrière lui, tout comme l'alcool auquel il ne touche plus depuis des années. Il aide toujours les autres, mais d'une manière moins violente pour son âme, moins intrusive pour sa vie privée. Bien sûr, il s'endort toujours l'esprit tracassé quand un innocent aurait pu être épargné. Il ne s'est toujours pas fait à l'idée qu'on ne puisse pas sauver tout le monde, qu'il y a trop de misère pour ce qu'il y a de héros du quotidien comme lui. D'ailleurs il n'aime pas ce terme : héros. Les vrais héros jouissent de pouvoirs suffisant pour que les films se finissent en happy end. Lui ne fait que sauver les meubles d'une réalité au sein de laquelle tout fout le camp. Profondément humain, avec ses qualités et ses défauts, ses regrets et ses rêves d'une vie plus douce ; une vie simple, faite d'amour et d'honnêteté. Oh, ça fait bien longtemps qu'il n'est plus naïf au point de croire aux contes de fées. Il se contente de bien moins que ça : des animations au centre social sur son temps libre, à la garderie comme au service des sports, mais aussi un rôle de parrain au cercle des alcooliques anonymes. C'est comme ça qu'il se sent utile, désormais. Pour le reste, sa vie n'a pas changée. La petite a bien grandi, Shauna et elle ont déménagé en Californie pour ses études. Il lui envoie des lettres, puisqu'elle ne répond plus au téléphone depuis longtemps. Une par semaine, deux quand c'est son anniversaire. Il vit seul, dans son Bronx natal où il fait partie des meubles. Il se dit qu'il aurait pu mieux réussir sa vie, se demande parfois ce qu'en penserait son père. Puis il se remémore les conseils que lui donnait ce dernier lorsqu'il était enfant et fait preuve d'indulgence envers lui-même. Parfois, on peut être amené à faire des choses qui rendront des gens tristes pour le bonheur d'un plus grand nombre ... Alors il reste fier et fort, bienveillant, courageux, toujours prêt à rendre service malgré sa connaissance du monde et des horreurs dont il regorge. Il ne baisse pas les bras, Jam, jamais, parce qu'il se dit que si personne n'est la pour tendre la main, alors personne ne peut jamais être sauvé.