Tu éclates de rire alors qu'elle passe ses bras autour de ton cou. Idylle parfaite, regards transis d'amour : vous êtes jeunes, à vingt ans on n'est qu'un con et pourtant, tu sais que tu finiras ta chienne de vie avec ce petit bout de femme, un peu trop parfaite, un peu trop faite pour toi.
Vous avez l'insouciance des premières amours, celles qui réchauffent l'âme et vous donnent l'impression d'être enfin devenus adultes.
Elle rit, t'échappe et s'enfuit dans la salle de bain : le studio est si petit qu'elle n'a que quelques pas à faire mais vous vous en fichez. Déjà tu t'élances à sa suite, impatient de l'entraîner sous la douche...
Tu fronces les sourcils en apercevant ce drôle de stick :
- Chérie, c'est quoi ça ?
Sa tête encore échevelée apparaît dans l'encadrement de la porte : elle se rend au jury de son diplôme, impatiente de présenter sa thèse et d'exposer ces centaines de pages pour lesquelles elle a travaillé durant ces deux dernières années. Tu es fier de cette énergie qu'elle y a consacré et un peu jaloux aussi de ces auteurs pour lesquels elle se passionne tant et que tu connais à peine.
Tu agites le stick, sourcil relevé :
- Ca ?
Un grand sourire s'étire sur ses lèvres et elle t'adresse un baiser de loin, toujours aussi taquine.
Tes yeux retombent sur le stick, tu cherches une explication. Lentement une idée germe mais tu ne peux y croire, ce n'est pas... Elle t'observait avec avidité depuis la porte, guettant tes réactions : elle a dû te voir passer de la perplexité la plus complète à l'interrogation, puis une joie tremblante. Le tout en quelques minutes. Doucement elle s'approche de son pas félin et vient poser ses mains sur tes joues, plongeant alors son regard dans le tien.
- Si mon amour, c'est bien ce à quoi tu penses.
- Tu.... tu es.... oh Jenny, c'est...
- Oui.
- Enceinte ?
Elle hoche la tête, son immense sourire crevant le plafond et tu la soulèves dans tes bras, fou de joie.
Tu le tiens dans tes bras et il semble si petit, si fragile. Quelque chose se brise en toi : l'enfant disparaît pour laisser place définitivement à l'adulte. Avec lui viennent les responsabilités, l'inquiétude - terrible - et l'amour inconditionnel.
Tu étais un adolescent à peine pubère jusqu'à maintenant.
Avec Scott dans les bras, tu deviens un homme à part entière.
- Chérie, je suis rentré !
Elle t'attend dans votre petit salon, le regard ailleurs. Tu interrompt quelque chose, tu le comprends à l'instant même où elle tourne son visage vers toi : la maternité n'a pas fané sa beauté et tu ne pensais pas un jour pouvoir être aussi heureux - ni aussi dépendant d'une personne.
Un léger sourire lui échappe et elle se relève indolemment : il est tard et elle a veillé jusqu'à maintenant. Elle ne t'en dira rien mais tu sens la fatigue dans chacun de ses gestes : comme pour te racheter de faire ce boulot, de rentrer si tard et de ne pas savoir faire autre chose de ta vie, tu glisses ton bras autour de sa taille et viens l'embrasser dans le cou. Secrètement possessif pour cette créature-là.
- Pardonne-moi de rentrer si tard....
- Du moment que tu rentres en vie.
Elle n'en ajoute pas plus, c'est là un sujet tendu entre vous deux. Elle déteste l'idée de pouvoir te perdre d'un claquement de doigt, tu devines qu'elle redoute chaque coup de fil pour entendre la voix d'un collègue s'excusant... Etre flic n'était pas une vocation mais avec le temps, tu apprécies de plus en plus ce boulot : tu t'y sens utile et à l'aise. Tu connais les risques que cela implique mais après tout, es-tu fait pour vivre à l'abri de tout ? Et quelque part, tu te sens fier de penser que tu améliores un petit peu ce monde pour le futur de Scott.
Elle se blottit contre toi, épuisée et tu la soulèves dans tes bras pour la ramener dans votre chambre.
Ton portable vibre dans ta poche et tu décroches machinalement : en pleine enquête, tu as peu de temps à consacrer au reste, alors c'est presque en soupirant que tu réponds.
- Jeff, elle est partie.
- Hum ? De quoi tu parles P'pa ?
- Ta femme... Elle est partie. Scott est chez nous mais...
Tu n'entends pas le reste de ses paroles, englué dans un trou noir qui s'est développé à l'instant où tu as compris. Gemma. Partie ? Impossible.
Non non, c'est impossible, vous vous aimez, elle ne peut pas avoir fait cela. Tu abandonnes tes dossiers, les papiers, l'enquête et les collègues. Tu cours jusque là-bas parce qu'il doit y avoir une autre explication,elle ne peut pas... NON !
Tu débarques comme une furie dans votre appartement et cours jusqu'à votre chambre : en ouvrant les placards, tu réalises qu'ils sont vides. Idem pour son tiroir de la table de chevet. Plus aucun vêtement à elle, plus aucune affaire. Elle a disparu. Envolée.
Tu l'aimais comme un drogué et elle s'est barrée sans même te laisser un mot.
Tu es allé récupérer Scott chez tes parents : eux aussi semblaient assommés par ce qui se passait, mais le pire a été de croiser le regard anéanti de ton fils qu'elle avait laissé... comme on abandonne un chien sur le bord de la route. Son propre fils ! Un môme que tu aurais aimé davantage voir grandir mais que tu as vu pousser de loin, trop absorbé par ton boulot. Un môme que tu connais à peine dans le fond, et qui n'avait que sa mère. Un fossé vous sépare et pourtant, tu prends l'enfant dans tes bras et l'y garde : tu n'as pas le choix.
Tu n'as jamais cessé de la chercher, encore et encore. Tu t'es posé mille fois les mêmes questions sans jamais avoir la même réponse : qu'avais-tu fait de mal ? Avait-elle eu des ennuis ? Avait-elle été forcée à vous abandonner tous les deux ? T'aimait-elle encore ? T'avait-elle jamais aimé ? Mais qu'est-ce qu'il s'était passé, nom de dieu, pour qu'elle foute le camp sans même laisser un mot à son fils ? Etait-elle une mère ou un monstre ?
Et toi, étais-tu un bon père ?
Celle-là, la réponse était facile : non. Tu rentrais trop tard, il t'arrivait parfois de téléphoner à ton meilleur ami pour qu'il s'occupe de Scott pendant que tu bossais, trop absorbé par une enquête, tu tentais de communiquer avec l'enfant, puis le garçon et enfin l'adolescent qu'il devenait tout doucement, mais tu ne trouvais ni les mots ni la façon de les dire.
Pourtant, tu aimais ce gosse à en crever : il était une partie de toi, un petit monde dans son entier. Le départ de Gemma l'avait énormément marqué même s'il en parlait peu : il avait commencé à développer des crises d'angoisse impressionnantes qui lui coupaient le souffle et les jambes. Dans ces quarts d'heure, tu étais l'un des seuls à pouvoir le calmer... Tu te demandais ce qui pouvait bien passer par sa petite tête vis-à-vis de tout ce qui était arrivé, mais Scott semblait trop t'aimer pour te laisser porter le fardeau de ses propres peurs : courageusement, il survivait et votre cohabitation un peu chaotique semblait fonctionner.
Tu refermes le dossier. Ton collègue te jette un coup d'oeil comme s'il se doutait de ce que tu cherchais et s'apprêtait à te demander d'arrêter, de laisser tomber. Il aurait raison : tu cours après un fantôme. Il serait temps d'arrêter les conneries.
Quelque chose ne te plaît absolument pas chez ton nouveau coéquipier... C'est instinctif, un peu primaire et tu n'arrives pas à mettre la main dessus, ce qui t'énerve prodigieusement parce que tu aimes bien que les choses soient carrées : si tu détestes quelqu'un, c'est pour une bonne raison généralement !
Mais là... Il est semble aimer les hommes, ok, mais tu n'es pas homophobe, loin de là. Il n'est pas tâtillon sur le paperasse mais toi non plus. Il se moque souvent des autres et se montre très sarcastique, mais après tout chacun ses défauts....
Non, il y a quelque chose qui vraiment te dérange chez lui, sans que tu arrives à mettre le doigt dessus. Ses sourires retors, son regard sans doute trop malin et sa façon d'aborder le boulot, un peu trop par-dessus la jambe... Il y a un truc qui cloche.
Tu épluches tes comptes, assis dans la cuisine. Il est tard mais tu n'es guère surpris quand tu croises le regard interrogatif de Scott dans l'encadrement de la porte.
- Tout va bien Papa ?
- Oui Scott, va te recoucher, ce n'est rien.
Il ne t'obéit pas - l'a-t-il jamais fait ? - et vient prendre la bouteille de lait et deux verres. Son sacro-saint rituel qu'il affectionnait tant étant gamin : un verre de lait pouvait soit-disant guérir de tous les maux et problèmes humains. C'était Gemma qui lui avait mis cela dans la tête quand il était môme et il l'avait gardé comme un secret précieux et véridique.
Il les remplit et en fait glisser un vers toi avant de s'asseoir en prenant la chaise en face de toi.
- J'suis quasiment un adulte, tu peux tout me dire Papa.
Tu laisses échapper un sourire amusé.
- T'es encore un gamin. Scott, te prend pas la tête pour moi, tout va bien.
Il soupire, sans doute dépité que son propre père ne voit pas ses qualités.... A vrai dire, cela fait tant d'années que tu es aveugle à ses capacités que tu ne vas pas commencer ce soir. Pas avec cette facture énormissime sous les yeux.
Ton père a déconné. Salement déconné. Et la dette risque d'engloutir non seulement la pension de retraite de tes deux parents, mais leur petite maison avec... Leur vie toute entière. Tu ne peux pas les laisser à la rue : la seule solution serait de trouver du fric, et vite. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.
- Va te recoucher Scott, je te promets que tout ira bien.
Il n'en croit pas un traître mot. Toi non plus.