J’ai peur. J’ai peur qu’il vienne dans la nuit, qu’il me fasse du mal parce que je ne suis pas assez beau sur sa toile. J’ai peur qu’il m’enlève le peu qu’il me reste parce que le voisin m’a regardé. J’ai peur mais je l’aime aussi. Je l’aime quand il est doux, qu’il dépose ses lèvres sur mes épaules pour me réveiller. Qu’il me demande de réciter mon poème préféré parce que lui ça ne le dérange pas de m’entendre. Ça ne le dérange pas de ne pas comprendre.
(L'ENFANCE DES INSOUCIANTS) Il court. Il rit. C’est l’enfance sur ses traits. C’est l’innocence fougueuse dans ses pupilles quand il se tourne vers ses amis. Ils ont tous les trois fugué ce soir. L’adrénaline coule dans ses veines, cette si douce sensation d’exister quand personne ne veut de lui. Quand il n’a besoin de personne pour sourire. Lui, il s’en fout qu’il n’y est aucune demande d’adoption. « Jared ! Attends-nous ! », il rit parce qu’il a toujours été le plus rapide de l’orphelinat, celui qui a les bonnes notes au relai, mais qui s’ennuie sur une chaise. Il leur répond que c’est eux qui ne sont pas assez rapide, il cri à travers les arbres, à travers cette forêt qu’il a traversé tant de fois déjà. « Vous allez rater la pleine lune ! », il se plaint à son tour et puis finalement, il trouve un arbre, il y grimpe comme si c’était facile. Jay, le suit. Kesley a besoin d’aide. A cet âge, Art était heureux. C’était le plus vieux de la bande. Celui qui tendait la main à la petite Kesley pour la tirer vers lui. Ils se chatouillent, rigolent, s’installent en ligne sur la branche. Et puis ils lèvent tous la tête, Art est le premier à sourire, « On allait pas rater la pleine lune si on marchait, Jared », déclare la blonde, et le nommé ricane. Oui, c’est vrai. Mais il aime voir toutes ces étoiles, il aime cet immense astre qui mange le ciel noir. Il aime le vent qui glisse sur les nuques et s’épanouit sur les feuilles.
« Tu es encore sorti hier soir, Jared », elle soupire cette pauvre femme à la charge de tous ses enfants pas bien aimés. Mais elle ne sait plus quoi faire avec l’un deux. Parce qu’elle a beau le punir, beau le prévenir, il recommence. « Ça m’aide à écrire ! », « Jared, écrire ne te donnera pas de famille ni de travail, d’accord ? Un papa et une maman ne veulent pas d’un enfant désobéissant », « alors j’en veux pas moi, de famille », il hausse les épaules. Il veut écrire avant d’aimer. Il veut gribouiller du papier avant de vivre. Il gesticule sur sa chaise, montre le mauvais comportement parce qu’il sait qu’avec cela on ne voudra pas de lui. Il veut pas de maman et papa. C’est simple à comprendre. Et il a eu ce qu’il voulait. Personne n’a voulu de cet enfant turbulent, rebelle. Kesley s’est faite adoptée, Jay aussi. Lui il est resté à l’orphelinat, à jouer les grands frères. Les parents se sont toujours désistés. Peut-être que c’était un surdoué, mais il en foutait jamais une devant le tableau. Peut-être qu’il était gentil, serviable, exemplaire mais il décevait toujours les adultes. Il aime bien ça lui. Il aime bien la bibliothèque de l’orphelinat. Il aime bien la directrice dans le fond. Ça a toujours été sa mère pour lui alors il s’en fout des autres. Il préfère l’aider, elle, elle qui n’a jamais pu avoir d’enfant, elle qui venait embrasser son front à chaque fin de repas, qui cédait toujours à ses petites rebellions.
(L’ENCRE DES ÉCORCHÉS) Elle n’a jamais compris cet implication chez lui. Il ne faisait jamais ses devoirs mais il trainait à la bibliothèque. Il venait la voir en criant « J’ai appris comment on disait « il faut souffrir » en français ! », parce qu’il développait une admiration pour cette langue lointaine. Étrangère. Et à côté de cela, il avait de mauvais bulletins. Elle l’observait souvent se dandiner sur sa chaise, plongé dans ce qu’il écrivait, la langue coincée au coin des lèvres. Il s’asseyait toujours sur son pied droit, il avait installé son petit bureau dans l’office de la directrice. Parce qu’il avait ce privilège avec elle. Parce que la bibliothèque n’était pas assez calme pour créer ses vers dans une langue qu’il ne maitrisait pas encore. Elle se demandait ce qu’il pouvait bien écrire… Il n’a jamais accepté qu’elle lise un de ses poèmes. Parfois il s’arrêtait d’écrire, il regardait par la fenêtre, le regard vague. Le visage triste. Et puis il s’y remettait. Sans cesse. Toujours les mêmes gestes. Il était calme seulement le crayon à la main, seulement face à son imagination et ses écrits remplis encore de fautes. Elle n’a jamais compris. Elle lui a de nombreuses fois répété qu’écrire n’était pas un métier. Qu’il fallait travailler dur pour avoir un emploi. Mais il répondait toujours la même phrase, toujours sur le même ton, « alors j’écrirais mon travail ». Elle ne savait plus comment le raisonner au fil des années.
Il fuguait plus souvent à l’adolescence. Il emportait deux trois livres avec lui, des feuilles et des stylos. Il courait de moins en moins souvent vers la forêt, il se dirigeait plus régulièrement vers la ville. Du haut de son bureau, elle se demandait bien qui il allait voir. Toujours le soir, toujours à 22h30, il sortait. Il partait pour la nuit et parfois il ne revenait pas le lendemain. Parfois il s’absentait une semaine. Elle ne savait plus quoi faire. Il lui échappait entre les doigts. Mais il avait toujours été comme cela après tout. Discret quand il le voulait, silencieux sur sa vie, ses rêves, ses envies. Il ne parlait plus de la lune qu’il observait la nuit, maintenant quand elle lui posait la question pour savoir ce qu'il était allé faire, il répondait, « oh rien. Rien d’important », mais elle avait très bien vu cet hématome sur son bras.
(LES CŒURS DES TOURMENTÉS) C’est cette partie de l’histoire qu’elle ne connait pas. Celle qui faut mieux ne pas connaître. Alwin, c’est lui. C’est cet homme qu’il a rencontré quand il est entré dans ce bar. Il avait 13 ans à l’époque. Il lui a souri, comme il a souri au bourré du fond. Il s’est installé sur ce bar, il a ouvert son livre et il a réécrit les vers de Musset pour apprendre à bien écrire. Pour ne plus faire de fautes. Il avait encore la tête plonger dans ses feuilles, la langue toujours coincée au coin de ses pulpeuses. La première fois, ils ne se sont pas parlé. Y’en a un qui ne regardait personne et un autre qui l’observait, le verre de whisky à la main. Et ils sont revenus les mêmes jours, les mêmes soirs. Toujours un sourire, toujours un livre ouvert, toujours le whisky à la main. Et après deux mois à l’observer, Alwin est venu le voir. « Tu lis quoi ? », « Les nuits, de Musset » , il avait simplement répondu. Il savait qu’il l’observait depuis 6 semaines. Et puis, deux artistes se sont trouvés. Un à plume, l’autre à pinceau. Ils sont revenus les mêmes jours, les mêmes soirs. Toujours un sourire, toujours un livre ouvert, toujours le whisky à la main. Leurs tabourets étaient juste côte à côte maintenant. Art lui lisait la page en français, et Alwin l’écoutait des yeux. Un enfant et un adulte. Un innocent et un méchant loup. Parfois, ils échangeaient les rôles. Parfois c’était Art qui goutait à l’alcool en trempant les lèvres et Alwin qui écorchait la langue française. Ils se sont trouvés. Ils ont ri ensemble. Au début, c’était beau. C’était léger. Ils parlaient de la vie, sans parler de la leur, de l’humain et des arts sans montrer les leurs. Oh, c’était tellement attendrissant leurs regards timides, leurs caresses légères et secrètes sur les cuisses, sur les épaules, sur les joues. C’était beau de voir l’adulte tomber amoureux, et l’enfant croire au premier amour. Ils rentraient toujours à l’aube chacun de leurs côtés, et la directrice ne s’inquiétait de rien encore à ce moment-là.
Et puis, ils sont allés plus loin que les rendez-vous innocents. Que la séduction des premiers jours. Non, ça ne leur a pas suffi. Alwin l’a invité chez lui et il a accepté. Ils se sont embrassés la première fois sous les draps. Ils rigolaient, se chatouillaient et s’embrassaient. C’était tendre encore. C’était beau. Mais Art devait toujours partir tôt le matin et ne revenir que le soir. Alwin il voulait le garder pour lui toute la journée, et il lui a demandé. Il a accepté au début de sécher quelques cours, quelques jours en pensant que ce n’était qu’une fois. Qu’une première dernière fois. Puis il s’est fait plus insistant, plus autoritaire. Il lui a tenu le bras, broyer l’os quand il lui expliquait qu’il ne pouvait pas rester aujourd'hui. Et Alwin il faisait peur. Alwin, il allait exploser s’il ne cédait pas. Alors il restait. Il restait même s’il voulait partir. Même s’il voulait lui dire qu’il faisait bien ce qu’il voulait, qu’il n’avait pas d’ordre à lui donner. Mais après cela, Alwin redevenait doux, amoureux, il lui chatouillait les épaules de ses lèvres et Art il oublié bien vite. Bien trop vite.
(LES CORPS DES ABIMÉS) Il est revenu à l’orphelinat avec trois coupures aux bras, et une au ventre. Il a rien voulu dire, il a juste répondu qu’il s’était pris les branches dans sa course. La directrice ne l’a pas cru, mais elle a laissé passer. Et ce fut la fois de trop. Un soir, il est ressorti et on ne l’a plus jamais revu. Peut-être que si elle avait insisté, elle l’aurait protégé. Peut-être, oui. Sûrement. Il a rien dit, mais ses yeux lui ont parlé, elle l’a vu. Ils ont crié à l’aide mais elle n’a pas voulu y croire. Et elle regrette. Elle regrettera toute sa vie d’avoir perdu son enfant de cœur. Ce soir-là, il a pris comme d’habitude des livres, des stylos et des feuilles. Un sac en plus. Ça ne lui a pas trop donné de soupçon. Elle l’a laissé partir une nouvelle fois, cachée derrière sa fenêtre, au troisième étage de l’établissement. Mais, il n’est jamais revenu. Elle a cherché dans toutes les pièces, dans toutes les chambres, il n’était plus là. Il ne restait que son doudou sur le lit, le reste avait disparu. Elle a pleuré, elle a appelé la police. Ils ne l’ont pas trouvé non plus. Encore aujourd’hui on cherche un dénommé Jared Williams. C’est la faute à Alwin. Il l’a emprisonné chez lui, et Art est devenu Art. « Tu es magnifique, bouge pas », il le dessinait jour et nuit. Quand il était triste, quand il lisait, quand il écrivait. Il ne souriait plus comme avant. Il rigolait moins souvent. « Tu vas où ? Tu sors pas d’ici, j’t’ai dis », « je veux juste prendre l’air », « non je t’ai dis que tu bougeais pas d’ici. Va dans le lit, j’arrive », « mais- », « très bien », il l’a méchamment pris par le bras. Il l’a trainé à travers l’appartement, et Art il s’excusait, « désolé ! Arrête tu me fais mal ! Je recommencerais plus promis ! », Alwin l’a jeté sur le lit et l’a attaché à celui-ci. Il lui a pris sa liberté à laquelle Art s’était toujours frotté plus jeune, et il lui a encore coupé la peau.
Ce n’était plus comme avant. Art avait peur, Alwin l’aimait trop. Il était de plus en plus bizarre, et un jour, il a totalement vrillé. Il est rentré à la maison en furie, alors qu’Art attendait patiemment son retour, dans le lit, nu parce qu’Alwin ne voulait voir aucun vêtement sur son corps et attaché au barreau du lit. Il a levé la tête de son livre, il lui a demandé ce qu’il se passait. « Ce qu’il se passe ? Ce qu’il se passe, c’est que tu vas draguer d’autres mecs, Art ! », quoi ? Il a pas compris le gamin parce qu’il est resté sagement à sa place toute la journée, qu’il attendait son retour pour avoir un peu de présence humaine parce que ça lui manqué cruellement ces derniers temps. Il craignait toujours autant Alwin, mais il l’aimait aussi un peu maintenant. Mais pas de son propre chef. Alwin lui a foncé dessus, lui a attaché le second poignet et l’a giflé. Art attendait qu’il s’explique. En réalité, Alwin avait juste montré ses toiles à un acheteur parce qu'il manquait de fric, et celui-ci avait eu le malheur de complimenter sa muse. « Non, Alwin qu’est-ce que tu fais ?! Arrête ! », l’adulte lui a bloqué les jambes, il avait un couteau dans la main. Il a cru qu’il allait le tué mais cette idée aurait été moins douloureuse que celle qu'il s'apprêtait à subir. Il a crié à s’en casser les cordes vocales. Il a voulu bouger et la lame ne s’est que plus enfoncée. « Tu verras, tu seras magnifique, Art. Tu seras parfait sur mes toiles », le gamin n’arrivait même plus à crier son prénom. La douleur lui brûlait la peau, lui lasserait le cœur, lui déchirait les poumons. Il a beaucoup saigné. Abondamment. Il a cru mourir quand la souffrance était si forte que son cerveau ne la captait plus, qu’il a tout éteint dans sa tête et que le gamin s’est effondré sur le drap. Tout transpirant. Changé à jamais injustement. Et il s’est réveillé, le drap encore marqué de rouge, il a continué d’avoir mal et aujourd’hui il est bercé par des douleurs fantômes. A son réveil, Alwin le regardait, le sourire aux lèvres, les doigts lui frôlant délicatement la peau, « t’inquiète pas c’est fini. Tout est réglé, tu saignes plus », et Art il a baissé les yeux. Il a voulu crier mais rien n’est sorti. Il n’avait plus que la moitié entre ses jambes. Et Alwin il l’a embrassé, il l’a complimenté, il s’est occupé de lui le temps que cela cicatrise. Parce qu’il l’aime. Il l’aime et il veut simplement qu’il soit magnifique à ses yeux. C’est tout.
(LES BONJOURS DES ADIEUX) Il court. Il pleure. Il le fuit encore. Il a pu se tirer des draps cette nuit et il a foncé vers la porte. Il est parti, et il a couru, couru et couru encore. Il le fuit mais il l’aime. Il a mal et il a peur de lui. Mais leur relation s’est trop encré aux creux de sa poitrine, son cœur s’est trop habitué au sien, le sien à son cœur. Sa présence le rassure quand il reste seul des journées entières. Il a bien joué ses pions Alwin. Maintenant Art, il a plus peur des autres que de lui. Maintenant il ne accepte que ses doigts sur sa peau et non ceux des autres. Alors il fuit, mais Alwin va le retrouver. Parce que c’est son corps qui s’échappe. C’est son Art, son âme, son sang. Alwin a tatoué son prénom sur la hanche de l'adolescent, l’a demandé en fiançailles hier et il fuit cette nuit. La bague au doigt, sa signature sur sa peau, sa marque partout sur lui, sur son cœur. Il n’y a plus de Jared. Jared, il est mort. Il n'y a plus qu'Art. Craintif. Effrayé. Amoureux contre sa volonté.
« Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. »