Mai 2009.
« Pourquoi elle m'a abandonnée ?! » Ton pied frappe le sol et un caillou se projette au loin. T'es en colère. Tellement que ça fait mal. « Elle a fait de son mieux, c'était une femme forte ta mère. » Tu fusilles d'un regard, plus noir que la nuit, la tombe de la femme qui t'a donné la vie. Les poings serrés, tu fixes un point au hasard. T'as envie de hurler. « Pas assez forte visiblement. » T'es cassante, presque distante. Comme si elle avait commis le pire des crimes en te laissant là, toute seule. Et c'est peut-être le cas. Tu lui en veux énormément. T'en trembles. Une voix douce mais ferme te ramène à la réalité. Les yeux bienveillants mais sévères à la fois, t'observent avec mécontentement. « Dis-donc jeune fille, respecte-la un peu ! Elle t'aimait et elle a tenu toutes ses années pour toi. La maladie a été plus forte qu'elle, ça ne veut pas dire pour autant qu'elle était faible. On est d'accord ? » Rita, ta deuxième maman, attend une réponse. Les deux mains posées de part et d'autre de sa taille, habillée de son vieil uniforme délavé par le temps, elle te défie presque de la contredire. Un peu plus petite que toi, la peau plus foncée comme si elle était restée trop longtemps au soleil, elle n'en paraît pas pour autant moins impressionnante. Tu la respectes énormément, elle t'a appris beaucoup de choses elle aussi. Et elle continue de t'en apprendre. « On est d'accord. » Tu marmonnes entre tes dents sans vraiment le penser ni même la regarder. Pas que tu aies réellement peur d'elle mais tu n'es pas d'humeur à écouter ses bonnes paroles. T'en veux à la terre entière mais plus particulièrement à ta mère qui l'a quitté. Elle qui est montée tout là-haut dans les étoiles sans prévenir. « Jihanne, tu sais que je déteste quand tu fais ça ? Arrête de bougonner... » « JE M'EN FOUS ! » Tu hurles subitement, la coupant. Un peu surprise, elle te fixe en silence tandis que tu continues sur ta lancée. « T'ES PAS MA MÈRE, TU L'AS JAMAIS ÉTÉ ! J'AI PAS BESOIN DE TOI NI DE TES LEÇONS ! JE TE DÉTESTE ! JE VOUS DÉTESTE TOUS ! » Tu lui tournes le dos, apercevant dans ses yeux une lueur de tristesse furtive. Mais t'es trop énervée pour t'en soucier à cet instant. « Le dîner est prêt et sûrement froid à l'heure qu'il est. Quand tu le voudras, tu pourras venir, il t'attendra. Ne rentre pas trop tard s'il te plaît, ça me plaît pas de te savoir dehors alors qu'il fait déjà nuit. » Tu sens un léger tremblement dans sa voix, ses pas s'éloignent mais tu ne bouges pas. Ton cœur bat la chamade. T'entends maintenant plus que ça. Lentement, tu vas t'asseoir près de la tombe de ta mère, ta colère s'est envolée aussi vite qu'elle est arrivée. Et bien malgré toi, des larmes dévalent tes joues s'échouant par gouttelettes salées tantôt sur tes vêtements, tes lèvres ou le sol. Tu balances plusieurs cailloux au loin, le chagrin finissant tout de même par prendre le dessus. Et tu restes là pendant plus d'une heure. Une fois vidée de toute énergie qu'elle soit positive ou négative, tu rentres en traînant les pieds, l'air absent. T'as un peu honte de rentrer après ce que t'as dit à Rita, ce petit bout de femme qui a tout fait pour toi. Mais tu comprends pas. Pourquoi ton père il est toujours là alors que ta mère t'a été enlevé de la plus lâche des façons ? C'est injuste. T'as souvent entendu dire que c'était toujours les meilleurs qui partaient en premier. T'avais juste espéré que ça n'arrive pas dans ton cas. A ton retour pourtant, Rita n'était plus là. À sa place se trouvait ce petit bout de papier où il était griffonné « Je serai toujours là pour toi quoiqu'il arrive. P.S : N'oublie pas d'aller en cours demain ! » et ton repas. Un rire t'échappe, elle a sûrement dû avoir ta proviseur au téléphone. « Promis. » Tu souffles, malgré tout. Le savoir c'est ta meilleure arme, elle te l'a toujours dit et répété. Tu ne peux pas faillir maintenant.
Juin 2011.
Une page se tourne, une autre commence. Les cours sont finis pour toi. Enfin, ça fait déjà plusieurs jours mais vous venez à peine de le fêter avec tes potes. Ça te fait un peu bizarre. T'avais tes habitudes, tes coins où tu te posais pour être tranquille. Mais au final, tu sais que ça ne va pas réellement te manquer. T'as jamais aimé rester assise des heures à écouter quelqu'un déblatérer sa science. Bien sûr que tu as eu des bons professeurs, tu ne le nies pas mais tu préfères apprendre par-toi même. Le gouvernement les pousse à suivre des programmes trop encadrés. Ils ne sont pas libres d'enseigner ce qu'ils veulent, moutons instrumentalisés dès le plus jeune âge. Alors tu t'es toi-même poussée à voir toujours plus loin, à compléter tes connaissances, tout le temps. Tandis que tes amis se préparent à prendre leur indépendance, cherchent des écoles, toi tu te diriges vers la vie active. Le travail. Pas que ça t'enchante vraiment à vrai dire mais tu ne peux plus laisser Rita payer pour toi. Elle n'a déjà pas beaucoup de revenus, tu ne veux plus lui imposer cela. Et quand bien même tu sais qu'elle le fait avec grand plaisir, tu tiens à t'assumer toute seule comme une grande. Après avoir passé un petit moment à rédiger CV et lettres de motivation, t'as décidé de sortir t'aérer un peu. L'air frais te fait du bien et le soleil te réchauffe le cœur. Tu restes un moment à vagabonder au gré de tes pensées. Puis, tu te décides à rentrer. À peine la porte passée, la voix de Rita t'accueille. Elle a l'air contrariée. « Qu'est-ce que c'est que tout ça ? » Elle tient dans ses mains ton dur labeur pour entrer dans le société. « Mon CV et des... » « Tu m'as très bien comprise Jihanne. Je t'ai dit que je pouvais te payer l'université. Pourquoi tu désires tant rentrer dans le moule ? Ça ne te ressemble pas. » Elle te coupe, avec l'aplomb qui la caractérise. Tu soupires et t'adosses contre le mur. « On en a déjà parlé. Je ne veux plus que tu liquides toute ta fortune pour t'occuper de moi. Je suis une grande fille et c'est pas parce que je poursuis pas mes études que je peux pas continuer d'apprendre des choses. » Tu t'avances doucement vers elle et lui prends délicatement les papiers des mains, les reposant sur la table. Tu la serres ensuite dans tes bras « Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, je prends le relais maintenant. » Tu souffles à son oreille. Elle se détend légèrement, elle semble se résoudre. Tu la relâches doucement et te recules légèrement pour l'observer. « Tu es têtue comme ta mère l'était. » Elle soupire et se pince l'arête du nez. « Je respecte ton choix mais ne te laisse pas ronger par ton travail, c'est bien compris ? » Son ton est sans appel et un sourire se dessine sur tes lèvres. « Oui Madame ! » Elle fait la moue et agite sa main devant toi comme elle seule sait le faire « Je ne plaisante pas Jihanne ! » Tu souris de plus belle « Je sais Mamou mais tu me connais, ça n'arrivera pas. Je te le promets. » Elle s'adoucit et te prends, à son tour, dans ses bras. « Fais attention à toi Sweetie. » Elle dépose un baiser sur ton front et se retire. Le lendemain matin, tu distribues lettres de motivation et CV partout dans le quartier. Beaucoup rejette ta candidature. Tu n'as pas d'expériences. Tu n'as pas fait d'études. Tu es trop jeune pour eux. Des refus t'en reçois à la pelle mais tu ne te décourages pas. Tu arpentes les rues avec cette détermination qui est tienne. Le soir, tu rentres finalement bredouille. Tu t'es embrouillée avec la moitié des personnes que tu as rencontré. T'es pas du genre à te laisser marcher sur les pieds. En général, ça passe ou ça casse. La semaine se termine, toujours rien. Malgré toutes tes demandes, tu n'as que des réponses négatives. Bien entendu, il y a certaines entreprises dans lesquelles tu te refuses à postuler comme Macdo et les autres chaînes de restauration rapide dans le genre. Et subitement, après deux semaines de recherches infructueuses, on te contacte. C'est le patron d'une boite de strip tease, ça aussi tu l'avais rayé de ta liste et pourtant, c'est l'un des seuls qui t'as rappelé. Tu ignores comment il a obtenu ta candidature. Curieuse mais à contrecœur, tu décides d'aller le confronter pour en savoir plus. Mettre les pieds là-bas, ça a été un peu comme si on t'avait trempé dans un bain d'acide sulfurique. Oui, c'est extrême mais c'est pour montrer à quel point tu hais ce genre d'endroit. Harry, le patron de la boite, t'attend dans son bureau. On t'indique où il se trouve et tu t'y rends plutôt rapidement. Tu n'as pas très envie de traîner plus longtemps en ces lieux. Tu frappes à la porte de ce dernier qui t'invite à entrer, ce que tu fais après une courte hésitation. Assis dans un grand fauteuil noir, il te propose de t'asseoir. Il est au téléphone. Tu attends patiemment qu'il raccroche, ce qu'il finit par faire à ton plus grand soulagement. « Mlle Cruz, bienvenue ! Vous vouliez me parler à propos de votre postulation, c'est ça ? » Tu fronces les sourcils et te redresses vivement sur ta chaise « C'est bien ça le problème, je ne suis jamais venue dans votre établissement et au grand jamais je ne viendrai y travailler ! » Un ricanement s'échappe de ses lèvres et il se penche vers toi « Disons que je l'ai trouvé par hasard, elle m'intriguait, et j'ai besoin d'un caractère fort comme le tien pour gérer ce bazar. Tu serais parfaite pour ce job. » Un sourire se dessine sur ses lippes, mais toi tu restes bloquée sur le fait qu'il vient tout juste de te tutoyer. T'essaies de rester calme mais ça commence sérieusement à t'énerver. Ta patience peut être très limitée parfois. « Je vous prierai d'éviter toute familiarité avec moi, je ne suis pas l'une de vos filles. Et désolée de briser vos rêves mais ça n'arrivera pas. » Tu te relèves. T'en as assez entendu. Les poings serrés, Harry te toise. Il ne sourit plus. Bien fait. Visiblement, il n'a pas l'habitude qu'on lui réponde. Tu sens la tension dans l'air et un sourire orne tes lèvres à ton tour. Tu te diriges vers la porte sans attendre sa réponse. « Comme si vous aviez le choix. » Et il accentue le « vous » volontairement, comme si ça lui en coûtait de devoir se plier à tes directives. Et c'est sûrement le cas. « Vous avez de la chance que votre candidature ait retenue mon attention, vous n'auriez probablement toujours rien à l'heure qu'il est. Vous venez à peine d'avoir 18 ans, vous ne savez rien faire, qui voudrait de vous ? Et puis, soyons honnêtes, vous ne respectez aucune forme d'autorité. » Tu t'arrêtes net, la main sur la poignée. Une partie de toi sait qu'il a raison. Ton manque d'expérience et ta grande gueule sont ce qui te pénalisent le plus, c'est beaucoup ressorti de la bouche de tes possibles employeurs. Tu ne peux cependant pas te résoudre à travailler ici, se serait contraire à toutes tes valeurs. « Je trouverai. » T'es sèche, expéditive. Cet homme est sérieusement en train de te taper sur les nerfs. Il se prend pour le messie et ça t'exaspère. Tu n'as pas besoin de lui. Tu claques le battant derrière toi et sors assez vite de là. Tu rentres chez toi et tu continues de postuler. Après un mois à n'essuyer que des échecs, tu réfléchis très longuement à la proposition d'Harry qui t'es restée en tête tout ce temps. Tu sais déjà que Rita le désapprouvera mais d'un côté, il n'a pas tort. On a pas toujours ce qu'on veut dans la vie et tu ne peux te permettre de faire des chichis. Tu es bien consciente que tu vas détester ça et que ça va pas être facile tous les jours mais tu préfères de loin ça à devoir passer toutes tes journées à faire des sandwichs avec des animaux morts au profit de votre éternelle faim insatiable. Contre toute attente, le poste est toujours vacant et tu acceptes donc son offre. « Un dernier truc Jihanne, comment souhaitez-vous qu'on vous appelle ici ? » Tu ne te retournes même pas pour lui répondre « Jiji. » Et tu files sans demander ton reste. T'as l'impression d'avoir fait un pacte avec le diable.
Mars 2017.
Un brouhaha monstre règne dans l'enceinte. La petite boite est remplie, voire même carrément bondée. En même temps, quels mecs ne résisteraient pas à venir regarder des sirènes danser sous leurs yeux pervers ? Ils te dégoûtent tous autant qu'ils sont. Tu les observes du coin de l’œil tandis que des sifflements montent dans la salle. Tu roules des yeux. Et après on dit que c'est vous les chiennes en chaleur.. Trop drôle. Tu nettoies rapidement le bar puis tu vas servir quelques clients. La plupart des habitués te respectent ici, t'as su t'imposer. Seuls les nouveaux venus sont toujours un peu moins faciles à gérer. « Jiji, tu peux venir deux minutes !? » C'est Harry. Il a l'air mécontent. Tu soupires, balances ton chiffon sur ton épaule et tu le rejoins dans son bureau, te faufilant entre les différents spectateurs venus assister au show. Il est à moitié assis sur son bureau, ses mains tiennent un papier que tu n'arrives pas à identifier tout de suite. Tu t'avances, refermant la porte derrière toi. « Encore une plainte ! Je cite « elle a presque failli me broyer les doigts et je parle pas de ce qu'elle a fait à mes roubignoles ! » ! T'es sérieuse ? Tu veux que je ferme boutique ou quoi ?! » Il s'énerve tandis que tu retiens un sourire. « Je pourrai te virer tu sais, ne me pousse pas dans mes retranchements ! » Il se lève et frappe du poing sur la table, balançant le papier à tes pieds. Nullement impressionnée, tu marches dessus et fais quelques pas en avant. « Comme si t'allais faire faillite ! T'as vu le monde ? Y a même pas assez de places pour tous les accueillir ! » Tu répliques avec une légère pointe de cynisme dans la voix. « Et puis, honnêtement, si j'étais pas là, y en a certains qui foutraient bien la merde dans ta petite boite chérie. Alors vire-moi si tu veux, on verra si t'arriveras à retrouver quelqu'un comme moi ! » Tu enchaînes sans lui laisser le temps de répondre. Son regard est noir, ses poings sont devenus blancs. Il se plante en face de toi mais tu ne fléchis pas, bien au contraire. « Ne me cherche pas, j'ai été gentil jusque là mais ça pourrait bien vite changer alors tiens-toi tranquille ! » Tu poses ton doigt sur son torse et le repousse quelque peu, gagnant du terrain sur lui « Je t'ai sauvé les fesses plusieurs fois alors viens pas me faire chier avec tes menaces ridicules ! T'es bien content de venir te réfugier derrière mes jupons dès que t'as un problème alors me la fais pas à moi ! Tu veux que tout continue à se passer bien dans ton petit paradis alors reste à ta place et laisse-moi gérer à ma façon ! De toute façon, ils viennent se plaindre à toi, pas aux flics, se serait trop honteux pour eux de raconter qu'ils se sont fait battre par une fille, t'imagines ? » Tu laisses retomber ton bras. Harry reste silencieux même si tu sens bien qu'il est toujours aussi tendu. Tu fais une petite révérence et sors de la pièce en claquant la porte derrière toi. Heureusement que t'es plutôt bien payée. En même temps, t'as bien négocié ton salaire aussi. Tu regagnes ta place et nettoies les verres vides. La porte s'ouvre soudainement sur un inconnu. Tu ne l'as jamais vu ici mais tu sais déjà que tu vas le détester. Tout dans son attitude te déplaît. Il s'avance vers toi avec ce sourire qui te donne la nausée. Il aurait été très bien dans une pub pour dentifrice. Dans ses mains, il tient deux papiers. Tu espères que ce n'est pas ce que tu crois. Il s'avance vers le bar et tu fais mine de l'ignorer. « Salut beauté, tu travailles ici ? » Tu roules des yeux en entendant son pauvre accent français. Comme si il croyait que ça allait t'émoustiller. Abruti. « Non, je fais la potiche, ça se voit pas ? » Tu répliques avec tout le cynisme dont tu es capable. Tu remarques du coin de l’œil son sourire et tu serres un peu trop fort le verre qui explose entre tes mains. Au même moment, ton patron sort et vous rejoint. « Qu'est-ce qui se passe ici ? » Tu fous les bouts de verres à la poubelle et t'éloignes vers un autre client « Il te cherchait. » Harry soupire et prend en charge le jeune homme qui ne te quitte, pourtant pas, du regard. Tu les observes discrètement. Ils se serrent la main et tu as peur de comprendre ce que ça veut dire. Toi vivante, jamais tu ne travailleras avec un crétin dans son genre. Autant galérer toute seule. Mais tu n'es pas la patronne et tu sais qu'Harry recherche quelqu'un pour t'aider. Pourquoi il a fallu que ça tombe sur un petit con comme lui ?