(ENTENDRE TON RIRE COMME ON ENTEND LA MER) Tu te souviens du parc et des oiseaux qui piaillent dans les arbres. Du toboggan et du tape-fesses dans le sable. Du ciel bleu et du vent léger sur tes cheveux. Le cadre semblait parfait et idéal. Tu te revois tenir la main de tes deux parents qui te souriaient. Qui
se souriaient, l'amour plein le regard. Cela semble presque être un rêve, un nuage cotonneux dans lequel tu as du mal à te retrouver. Bien sûr, il y a pleins d'éléments manquants. Mais ce regard échangé, il t'a marqué à jamais. Peut-être parce que c'est le dernier que tu as vu. Peut-être parce que tu étais là, entre les deux, et que vous formiez une magnifique famille. Tu te souviens du parc et des oiseaux qui paillent dans les arbres. Tu te souviens de vos trois rires mêlés, des regards jetés, des glissades lointaines sur le toboggan rouge.
Tu te souviens de l'innocence du moment,
et de tous les rêves encore présents.
(LE CRI DU COEUR) Tes petites mains sont plaquées sur tes oreilles. Dans le salon, juste à côté, les parents crient.
Encore. A propos de toi.
Encore.Tu as l'impression d'être cet être sorti de nul part, dont on refuse de s'occuper, qui ne se trouve qu'être une gêne dans le quotidien des autres.
Tu n'aurais jamais dû exister. Bien sûr, tu as rapidement compris que tu as un « accident » comme ils aiment bien le dire. Tu étais quelqu'un dont on ne voulait pas, mais qu'on a tout de même accueilli parce qu'on n'avait pas le choix. Tu savais bien tout ça, et c'était sans doute pour ça que le vœu de disparaître se faisait de plus en plus présent dans ton esprit. Dès que tu les entendais hurler, se renvoyer la balle sur ton éducation, ta protection, ta présence même, tu te bouchais les oreilles en répétant à tue-tête que tu voulais creuser un trou et t'enterrer six pieds sous terre pour ne plus jamais en ressortir.
Peut-être qu'à un moment, tu as essayé de le faire,
et que même ça, tu ne l'as pas réussi.
Boulet.Tu te demandais comment les choses avaient pu changer à ce point.
(LES ETIREMENTS) Une émission à la télévision a tout changé. Tu étais alanguie sur ton canapé, tes deux parents étaient au travail alors que toi, tu n'avais pas cours. Une simple émission à la télévision et ton coeur s'est mit à se gonfler de rêves et d'espoirs en tout genre, alors que sur l'écran, les pas de danse s'enchaînaient, les torsions du corps si fortes qu'elles te coupaient le souffle. Tu as trouvé ça
magnifique, si pur et expressif que tu en avais eu les larmes aux yeux. Tu as su que tu voulais faire ça dès l'instant où les premières secondes de la musique se sont faites entendre. Tu es alors rentrée dans une période de mimetisme ; tu apprenais toutes les chorégraphies que tu pouvais retrouver sur internet par coeur, pliant et étirant ton corps jusqu'à ses limites qui se faisaient toujours plus éloignées au fur et à mesure du temps, profitant de cette jeunesse qui t'était encore donnée, qui te rendait invincible et variaient tes possibilités à l'infini. Bien sûr, tu n'en parlas à tes parents ; tu aurais très bien pu leur demander des cours, mais cette sensation d'être de trop restait encore ancrée en toi et t'empêchait de leur demander quoi que ce soit.Ils te logaient et te nourrissaient parce qu'ils n'avaient pas le choix ; tu ne pouvais leur en demander plus.
Tu t'es construis ton propre rêve et tu t'es donnée les possibilités de l'atteindre de tes propres moyens.
(DANS TES PUPILLES) Dans tes pupilles, j'y ai vu le monde entier. Tu te souviens de la première fois que tu les as croisé, ces deux comètes. Tu travaillais dans une petite supérette pour te faire un peu d'argent, pour réussir à économiser suffisamment pour quelques cours. Il a posé ses pâtes sur le tapis et il t'a souri. Tout simplement. C'est pas le contexte le plus romantique du monde, c'est même carrément le contraire ; mais c'est réel. Il était là, près de toi, innocence petite brebis qui n'avait encore jamais ressenti grand chose, à peine quelques faiblesses.
Et désormais, l'explosion. Tu te souviens des jeux de regards, de sourires, des rapprochements. Puis des ombres qui se touchent, des mains qui se lient, les corps qui se fondent. Du bleu, et puis du blanc partout autour de toi.
Malgré ce que ces étreintes ont engendré, tu n'as jamais regretté de lui avoir donné cette partie de toi.
(L'ABSOLUTION) Devant les miroirs, tu enchaînes les pas à une vitesse effrenée. Tu es à bout de souffle, tes muscles te tiraillent, ton corps fatigue, mais tu danses encore ; c'est ce que ton cerveau se répète en boucle,
encore, encore, encore. Peut-être qu'en cet instant, si tu t'arrêtais, tu mourrais. Ton coeur cesserait de battre, ton cerveau ne serait plus irrigué, et tu rendrais ton dernier souffle. Tu n'oses pas imaginer. Le passage au sol te pousse à t'étirer de tout ton long, dernière position, dernier moment avant que les notes se taisent. Comme à chaque fois que cela se termine, depuis deux ans, quelque chose te fait mal au fond du ventre. Tes entrailles semblent se pousser, se serrer, se contorsionner pour faire de la place à cet être invisible, celui qui n'a pas existé, que tu as effacé de ton corps avant même qu'il ne s'y fasse une réelle place.
Celui que tu mets dans un coin de ta mémoire, tout comme ta condition, ton métier, tout comme le reste de ta vie – en suspend quelque part dans ton esprit, effacé et caché car c'était bien plus facile à supporter.
Et tu danses, de toutes tes tripes, parce que tu as perdu un petit être pour ne pas avorter de ton seul et unique rêve.
© Nous sommes de ceux